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Pour le haï-kaï français
Article mis en ligne le 19 septembre 2009

par Jean-Richard Bloch

Pour le haï-kaï français

Europe, 15 juillet 1924

Matin de printemps. J’ouvre ma fenêtre. Flot de sensations. Des bruits, des odeurs, des spectacles, des saveurs, des souvenirs. Tout pêle-mêle, et confondu. Chacun de mes sens est comblé. L’esprit, par son fin réseau d’associations et d’analogies, ajoute le passé au présent, le chimérique au réel, ce que j’ai rêvé à ce que j’éprouve. Ma vie entière se gonfle pour former le suc de cet unique instant.

Toutefois, au cœur de la symphonie, une harmonie élémentaire se cache. Une note pure et primitive a été le noyau de cristallisation autour duquel .s’est ordonné le poème.

Ce cristal originel, cette sensation-mère nous parvient dans un halo de sensibilité diffuse. Et ce cristal n’est le même ni pour chaque homme, ni pour chaque seconde du même homme. Un jour le premier sens atteint sera l’odorat (l’odeur de telle jacinthe bleue, de tel bourgeon de pin chauffé, de tel terreau remué) ; un autre jour, la diaphanéité de l’atmosphère éveillera, avant toute autre émotion, le sentiment de mon existence corporelle.

Le poète romantique conserve au poème sa rotondité. Il tourne autour. Il en décrit les aspects innombrables. Il tente une synthèse verbale capable de rivaliser avec la synthèse psychique.

On peut concevoir une attitude différente. Par exemple : dépouiller le fruit de ses enveloppes successives, soulever patiemment les peaux de l’oignon, jusqu’à ce qu’on arrive enfin au bulbe central, dans son évidence et sa nudité. En d’autres termes, il s’agit de remonter, de proche en proche, jusqu’au jaillissement primaire de l’émotion, en vue d’obtenir cette note suraiguë que demandait Meredith.

Si le haïdjin sait son métier, le seul tintement de cette note, provoqué par lui, ressuscitera la sensation intégrale, reconstituera, dans notre sensibilité, le poème complet, - cristal et halo. Nous comprenons alors pourquoi trois vers suffiront à inscrire ce résultat. La disproportion entre l’étendue du sentiment à exprimer et l’infime notation cesse de nous étonner.

Ainsi ces haï-kaïs, dont j’emprunte la traduction au Dr Couchoud :

Le vent du large

Dérange les savants parafes

Des mouettes dans l’espace.

***

Appel au passeur.

Par-dessus les herbes

Un éventail qui s’agite.

Le haï-kaï n’essaye pas de lutter contre le poème synthétique. Il n’essaye même pas de nier l’éloquence poétique, qui a ses droits.
Son but est ailleurs. Et il nous paraît de nature à séduire une époque comme la nôtre, où le souci de la vérité dans l’expression a trouvé un tel crédit.

Le haï-kaï se fonde sur un principe : il n’y a pas de concentration qui ne puisse encore se concentrer.

Pourtant il existe une frontière. Le sentiment plus ou moins exquis de cette limite établit la hiérarchie des artistes.

Une figure peut être exaltée ou accablée par la régularité de ses traits. De même la poésie dans ses rapports avec la cadence. Le haï-kaï est de la poésie préservée de la cadence, privée par là d’une de ses ressources majeures, mais sauvée de la vulgarité, et comme emprisonnée dans les parois du dernier coffret, le plus étroit, le plus secret.

Les haï-kaïs de Jules Renard pèchent par excès d’esprit. Il n’a pas eu le goût suffisant pout se garder du trait. Il cherchait des rencontres de mots plutôt que de sensations. Les modèles du genre se distinguent au contraire par la bonhomie et l’extrême simplicité de l’écriture.

J’en recommande l’essai et la pratique à tous les amateurs de la véritable escrime intellectuelle, - celle où l’on est son propre adversaire.
Indifféremment le Japonais écrit ou peint avec son pinceau à un poil. Tout homme cultivé pourrait avoir son carnet de haï-kaïs comme on a son carnet de croquis.

Le Dr Couchoud est l’animateur du genre (son excellent ouvrage sur les Sages et Poètes d’Asie ) . René Maublanc vient de publier une anthologie de haï-kaïs. Vocance leur a consacré une longue étude dans la Grande Revue et, récemment, Benjamin Crémieux, deux articles importants dans les Nouvelles Littéraires.

La question de technique se pose même pour ces poèmes minuscules.
Une notation, inscrite en trois lignes quelconque, ne fait pas un haï-kaï.
Le haï-kaï japonais, destiné à sertir une sensation primaire, véritable cristal, repose sur un système, pur lui aussi et indivisible.

Il n’admet que trois vers, et chaque vers n’admet qu’un nombre impair de syllabes.

Le pair est féminin, rythme flou, ambigu, toujours menacé de dédoublement. Seul l’impair est mâle.

Voici le principe : trois vers, respectivement de cinq, sept et cinq pieds.

Comme la langue japonaise ne comporte pas de syllabes muettes, nous pouvons tolérer, dans le haï-kaï français, des vers de neuf pieds pour compenser la perte causée par les syllabes muettes, purement métriques.

Quant à la forme en losange du haï-kaï (un vers long entre deux vers courts), je crois que nous devons la préserver à tout prix.

Pourquoi ? Parce que le haï-kaï est le fruit d’une expérience poétique dix fois séculaire. Si les poètes, qui en ont tracé ou maintenu le dessin, n’y avaient trouvé des avantages certains (que nous n’avons aucune peine à concevoir), ils ne l’auraient pas défendu à travers mille années.
Imagineriez-vous un poète japonais qui, prétendant introduire le sonnet dans sa langue, mépriserait la délicieuse formule à laquelle les poètes italiens et français se sont unanimement ralliés, après des siècles d’essais et d’éliminations ?

Le haï-kaï est aussi intangible que le sonnet.

On peut s’amuser à écrire des poèmes en trois vers. S’ils ne se conforment pas, aussi exactement que possible, aux règles du haï-kaï, ils seront tout ce qu’on voudra, exceptés des haï-kaïs.

Pourtant, dans le joli recueil de ses haï-kaïs personnels que M. René Maublanc vient de donner aux éditions du Mouton Blanc, il rejette toute règle, fors une : c’est « écrivant une pièce en trois lignes, de faire correspondre le rythme de la pensée à la disposition typographique de son texte. Il a tâché que ses haï-kaïs ne fussent point de simples phrases de prose coupées arbitrairement en trois, mais que cette tripartition répondît vraiment à des coupures de la pensée, donc à toute nécessité interne. »

Poétique trop imprécise. La définition de Maublanc vaut pour tout vers au monde. Nulle ligne ne mérite le nom de vers si elle n’est qu’un artifice typographique, si elle ne renferme une coupure de rythme et de pensée qui se justifie en elle-même.

Mais incorporer au haï-kaï, comme le veut Maublanc, des vers de six ou huit pieds aboutit à le dénaturer. Ce poème miniature ne subsiste que par une intégrité absolue. Il est une affirmation tranchante, une pensée en trois mouvements, un syllogisme de l’intuition. Dans les dimensions réduites où-nous évoluons, - dans cet infiniment petit de la poésie, - le vers impair est seul susceptible d’échapper à l’adultération de là césure. La franchise du nombre est essentielle à la structure du tripode. Des rythmes pairs arrondiraient ses angles. Plus de cristal, - du sucre.
En outre, pour Maublanc, la forme de haï-kaï que j’appelle en losange « n’épuise -pas les ressources du genre. Des effets différents peuvent être produits soit par trois lignes de longueur croissante ou décroissante, (baptisons cela le haï-kaï en trapèze) soit par l’accourcissement brusque de l’une d’elles (le haï-kaï triangle). »

Proposition séduisante, comme toutes celles qui font appel aux instincts de liberté. Parlant un jour à un peintre, que j’aime beaucoup, de ces poèmes que.’je venais de découvrir, je lui en disais la loi : trois vers de 5, 7, 5. « Pourquoi seulement de 5, 7, 5 ? me répondit-il. Pourquoi se ligoter ? Pourquoi pas des vers de 6, de 9, de 10 ? »

A la vivacité avec laquelle il m’avait interrompu, je jugeai que j’avais touché un point sensible de son credo. L’effort, depuis trente ans, a été d’affranchir l’inspiration. Tout ce qui menace cette sacro-sainte liberté hérisse la susceptibilité de l’artiste moderne. Lénine appellerait cela de l’anarchisme de petit bourgeois.

Pour en revenir au haï-kaï, qu’est-ce que Maublanc répondra au haïdjin qui, fort de -ces premières licences, refusera de s’arrêter en si beau chemin ? S’il m’objecte -qu’il a su lui-même éviter les exagérations, je lui ferai observer que les disciples sont toujours plus fidèles à la doctrine qu’à l’œuvre. Comme il a du talent, il aura des disciples. Qu’il craigne les disciples !

Par exemple, dira-t-il que le triolet suivant ait rien conservé de l’esprit, du rythme et du style d’un haï-kaï ?

Sur le bord de la mer, les pins, pèlerins arrêtés, une frise d’ombrelles :

Ces dieux sont en voyage. Le poignet nu, leurs grands mains levées laissent couler le ciel

Entre leurs doigts, o douceur de ce miel bleu, vert mirage.

Pourtant cette peinture .romantique a paru, accompagnée de bien d’autres, en première colonne de Comœdia sous ce titre déconcertant : Haï-Kaï d’Occident. Et elle est signée André Suarès.

N’insistons pas sur cette erreur d’un grand artiste. Je ne cité ce poème que pour montrer à Maublanc ou conduit l’absence de rigueur. La sagesse des nations l’a formulé : quand »n,a franchises bornes,.il n’est plus de limites.

Entre le haï-kaï trapèze, à vers de six, huit, dix-pieds, et .le haï-kaï tarasque de Suarès, les transitions sont insensibles.

Nous avons .assez de poèmes du exercer notre soif de liberté. Laissons au moins en repos ces quelques vases très purs, le sonnet, la ballade, le rondeau, l’outa chinois, le haï-kaï.

Je n’en suis que plus à l’aise maintenant pour féliciter Maublanc des charmantes réussites que remplissent son recueil. Pour le plaisir et l’édification du lecteur, je terminerai cette note par ces quelques citations, empruntées à notre auteur :

Grincement des roues.

Un tas de foin grossit

Jusqu’à cacher la lune.

***

Tu es trop petit, chaton, pour savoir :

Ne mords pas là-dedans :

C’est ta queue


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