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Orient et Occident de la révolution
Europe du 15 juillet 1930

Il y a un Orient et un Occident de la révolution. La conception occidentale sacrifie l’individu. Il faut faire une plus grande place à la conception orientale qui le respecte, sinon la révolution n’atteindra pas son but.

Article mis en ligne le 19 septembre 2009

par Jean-Richard Bloch

Il y a un Orient et un Occident de la révolution. La conception occidentale sacrifie l’individu. Il faut faire une plus grande place à la conception orientale qui le respecte, sinon la révolution n’atteindra pas son but.

ORIENT ET OCCIDENT DE LA RÉVOLUTION

Europe, 15 juillet 1930

L’analyse marxiste approche sans doute la structure des faits sociaux d’aussi près que peut le faire une hypothèse scientifique, et, particulièrement, une des dernières nées. C’est « un remède qui guérit encore ». Sous réserve de quelques mises au point, ses prises sur le réel s’exercent toujours. Sa critique et son explication du monde actuel, de sa confusion, de son désordre, continuent à se montrer les moins inefficaces de toutes.

Mais la doctrine d’action qui est sortie d’elle, et qu’on appelle proprement le marxisme, partage le destin de tout ce qui est œuvre de l’homme blanc. Quantité de gens se laissent aller sans répugnance à considérer ce marxisme en lui-même, l’acceptent pour lui-même. La Révolution pour la Révolution.

Ce singulier transfert qui fait passer l’intérêt essentiel de la vie et de l’action, par un glissement insensible, du sujet à l’objet, me paraît bien être une démarche propre à l’esprit de l’Européen, de l’Occidental. Un vice blanc.

Un jour, j’étais interrogé sur le problème « Orient-Occident », alors à la mode. J’ai répondu : l’Occident est la partie de notre entendement qui nous meut, l’Orient celle qui nous juge. L’Orient n’est pas hors de nous, comme on se l’imagine. Il est notre conscience.

Du moins me semblait-il qu’il en était ainsi de tout ce qui recevait le nom « l’Orient » dans le débat qui agitait les esprits, il y a quelques années, et qui est loin d’avoir pris fin. Ce nom ne servait pas à désigner une région de la carte, mais (je reprends ici une magnifique expression de Gobineau) un lobe de notre cerveau.

Il naît une discorde entre Orient et Occident chaque fois que notre lobe occidental (celui de l’homo faber, comme Bergson l’appelle) est mal content de lui-même, inquiet de ce qu’on lui a fait faire. Ainsi en advient-il de notre Europe depuis dix ans. Le lobe oriental de notre cerveau fait le procès du lobe occidental. L’Orient, c’est notre mauvaise conscience.

J’admettrais volontiers qu’il y a un Orient et un Occident, un lobe oriental et un lobe occidental de tout ce qui est fruit et œuvre de l’Europe. Il y aurait ainsi un Orient et un Occident de la Révolution. Ce n’est que manière de s’exprimer. Mais elle ne me paraît pas plus mauvaise qu’une autre.

Au sein de l’idéal révolutionnaire, de l’espérance révolutionnaire, du mythe révolutionnaire, de cette grande aspiration à la pureté, il y a donc une forme d’esprit qui relève de l’esprit occidental. C’est-à-dire une machine sans âme, une manière d’action purement gymnastique, un mammonisme, une caricature fidèle de la société contre laquelle la révolution prétend se dresser.

Cet Occident de la révolution apparaît clairement en tous ceux qui se font de la révolution l’idée d’une entreprise, qui se justifierait par sa propre existence, sa durée, ses victoires, comme une scierie, un tissage ou une guerre se justifient par leur heureux succès.

Que l’idée révolutionnaire mette en jeu bien des sentiments désintéressés, et que l’on rencontre de belles âmes dans ses groupements, cela ne se conteste pas. On en rencontre aussi bien dans la machine militaire, comme devant le gueulard des hauts fourneaux, tant l’homme aspire à se donner et cherche l’occasion de le faire.

Pourtant ce n’est là qu’une piperie, un coq à l’âne. Il faut se défendre d’en être la dupe. La société, la horde n’existent que d’une existence - non pas abstraite - mais seconde et subordonnée. La réalité première est l’individu. La société, la horde, peuvent commettre fautes et crimes ; pour en souffrir dans sa chair et dans son esprit, il n’y a que l’homme. L’individu est le seul qui ait corps physique, nerfs, sensibilité, entendement. Il est seul au point de départ. Tout bien pesé, il est encore seul au point d’arrivée. La courbe s’élance de l’unique, décrit sa trajectoire à travers la masse, retombe sur l’unique.

Aucun jeu ne se justifie s’il n’est que le stérile exercice de l’instinct grégaire et de ce qu’on appelle, par une dangereuse métaphore, l’âme du groupe.

Faire la révolution dans la société, on peut y consentir pour toutes sortes de raisons que ce n’est pas de lieu de rappeler. Et il est bien inévitable qu’en de si grands changements des individus s’exposent à être broyés par malchance ou méchanceté. Encore faut-il que ces souffrances et ces horribles sacrifices - auxquels mon esprit ne se résigne qu’à la dernière extrémité - ne soient pas demandés pour la seule satisfaction de changer la meule qui a mission de nous broyer.

Si la révolution devient à ce point une action, une entreprise occidentales, qu’elle emprunte le visage aveugle et mécanique de la machine, - si elle ne fait pas en elle la plus large part à l’Orient, c’est-à-dire à la conscience, si elle n’est pas conçue en vue d’un accroissement en nous de l’Orient et d’une sévère limitation de l’Occident, alors elle n’est plus qu’agitation morne et stérile, désordre sanglant.

Science, politique, économie, bref la civilisation (que l’on veut appeler baconienne), rien de tout cela ne vaut en soi, mais en relation étroite avec un projet plus lointain, et en étroite subordination de ce but. Ce but, je ne l’appellerai pas moral, car la morale aussi est affaire de horde. J’éviterai pour lui le nom de bonheur, car je ne sais pas si les hommes sont au monde pour être heureux, et je sais, par contre, qu’il est impossible de se mettre d’accord sur la signification de ce mot.

Pour définir ce grand projet je n’accepterais qu’un terme où se trouverait marqué, sans doute possible, la primauté finale de l’individu sur la société, et, dans l’individu, la primauté de ses plus hautes facultés. Peut- être me laisserais-je tenter par les mots de connaissance ou, à mieux parler, d’entendement, si je n’avais pas un égal besoin de bonté et d’intelligence, et s’il ne fallait pas des esprits d’une qualité bien rare pour qu’en eux connaissance égale bonté, - pour qu’en eux, technique ne tue pas bonté.

Il y a un Orient et un Occident de la Révolution. J’entends par là qu’il y a en nous quelque chose qui n’accepte pas que, sur la foi de quelques observations scientifiques, on traite de notre joie, de notre douleur, notre liberté, notre servitude, comme de la propagation de la vapeur dans un cylindre.

Personne n’est encore assez assuré de la marche de la vapeur, ni assez assuré que tous les sentiments humains puissent figurer dans les colonnes des statistiques.

Je veux bien que la sociologie me soit d’une aide puissante pour voir clair autour de moi. Et il n’est pas mauvais que je sois prévenu, si l’idée me vient de me suicider, que j’y pense précisément dans le mois de l’année où mon concours pourrait être précieux pour compléter le chiffre moyen des suicides de ce mois-là.

Mais ne demandons à une pareille documentation qu’un peu de lumière, de scepticisme et d’ironie pour éclairer les causes de nos actes. Aucun médecin sérieux n’accepte que le laboratoire régente la clinique et que le diagnostic soit le serviteur aveugle de la chimie.

Croire dévotieusement en la révolution et en ses enchaînements automatiques de conséquences pour établir ordre et équité en ce monde et en nous-mêmes, ce n’est pas seulement, comme dit Alain, « attendre la justice autour, pour être juste », c’est aussi tout risquer sur une opinion et pour une préférence. C’est s’en remettre sans réserve à une vue de l’esprit, fût-elle profonde et ingénieuse. C’est ajouter foi à un système.

C’est faire un pari. Toutes les objections que l’on a faites à l’argument du pari de Pascal peuvent se retrouver ici.

En soi je n’y répugne pas. Et je l’ai assez montré. Et je ne sais même pas comment nous ferions autrement. Ceux qui s’imaginent fonder leur conduite sur d’autres principes, plus saies et fermes, s’abusent, je crois.

Si nous ne sommes pas adeptes de quelque explication transcendante du monde, c’est-à-dire de quelque facile religion, soyons donc révolutionnaires de bon cœur, de grand cœur, en pleine libéralité de cœur et d’esprit, si c’est là notre tempérament. Rien ne s’y oppose. Bien des choses peuvent nous le conseiller.

Mais ne le soyons pas par option pour un système économique, si séduisant, logique ou équitable qu’il nous apparaisse ; ni par la conviction qu’en créant la justice autour, nous rendrons l’homme juste ; ni par acquiescement politique à quelque parti dont la vigueur nous étonne.

Soyons-le contre toute politique, et simplement par la considération que tout esprit moyen, abandonné à lui-même, redevient stagnant et tombe dans la mesquinerie.

C’est dans ce sens que je crois comprendre une phrase récente de M. Léon Blum, qui a bien fait crier (je cite de mémoire) : « Je préfère un esprit qui a la foi religieuse à un esprit qui n’a pas de foi du tout. » Car si le manque de foi vient s’ajouter à l’absence d’une forte pensée, fortement nourrie, et à l’absence d’un grand dessein ouvrier (philosophique, artistique, scientifique), l’homme ne peut éviter de déchoir, n’est bientôt plus que platitude et morne stérilité.

« Balaye la neige qui est devant ta porte », dit le proverbe russe. La recherche de la justice au dedans doit précéder et sans cesse accompagner, justifier, les sacrifices qu’exige la conquête de la justice autour. Les deux poursuites sont inséparables. Isolé, chacun de ces impératifs languit et montre vite son affreuse indigence. Accolés, comme le revers et l’avers de la même feuille, comme un lobe du cerveau à l’autre lobe, ils restituent à l’individu le dualisme qui, seul, fait notre unité.

La conjonction achevée, le mouvement révolutionnaire verrait aussitôt tomber comme fruits morts les parades cyniques, la gesticulation provocante et enfantine qui l’ont abaissé. Il redeviendrait l’école de Vertu qu’il devrait être, et par quoi seulement il pourrait légitimer sa grande ambition. Et dès lors la salutaire et nécessaire objection de conscience, tutrice de notre vie morale, perdrait ses meilleurs motifs de s’insurger contre la dure discipline et la soumission physique qu’exige la volonté de vaincre.

Si l’esprit révolutionnaire ne rend pas à l’activité spirituelle, à la réforme et à la rigueur de l’esprit, la primauté qui leur revient, si le mot « révolution » ne doit plus définir qu’un parti politique dont la méthode de pensée, les espérances d’avenir se réduisent à troquer, à n’importe quel prix, code pour code, gouvernement pour gouvernement, politique pour politique, tyrannie pour tyrannie, automatisme pour automatisme, - dût cet ordre nouveau promettre maintes dispositions pleines de bon sens, - je me hâte de proclamer la révolution de cette révolution.

JEAN-RICHARD BLOCH

(Europe du 15 juillet 1930, pages 393 à 396)