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1934 à la lumière de 1914
Europe du 15 juillet 1934

Le gouvernement français répète en 1934 les mêmes erreurs que Poincaré en 1914, erreurs qui ont conduit à la guerre.

Article mis en ligne le 19 septembre 2009

par Jean-Richard Bloch

1914 A LA LUMIERE DE 1934

Europe, 15 juillet 1934

Si j’étais musicien - ce que Dieu n’a pas voulu (par quoi il a bien montré qu’il ne m’aimait pas) - je n’aurais pas résisté à la tentation d’écrire, ces temps-ci, quelque chose dans le genre de la fameuse Cantate bouffonne de J. S. Bach, Mer hahn en neue Oberkeet, - Nous avons un nouveau gouvernement.

J’en aurais demandé le texte à mon ami Georges David, l’horloger-écrivain de Mirebeau-en-Poitou, l’une des meilleures plumes d’aujourd’hui, l’auteur de ces livres d’un suc puissant qui s’appellent Deux Mille Habitants, Ritcourt, La Parade, La Carne, etc. Il m’aurait composé, en ce juteux français de terroir dont il a le secret, un poème dans le genre de sa Bataille du Petit Souper, y eût exalté, comme ils le méritent, les exploits de l’alerte petit homme que nous avons le bonheur de posséder comme ministre des Affaires étrangères, et à qui nous voyons promener, par les capitales d’Europe, sa carnassière bonne humeur.

Je ne sais si vous avez donné, chaque jour, les minutes qu’il fallait pour suivre, dans les feuilles, ce beau voyage. Je vous assure que ce n’était pas du temps perdu.

A Genève, déjà, pendant la dernière session de la Conférence dite, sans rire, du Désarmement, cet homme d’esprit avait rivé leur clou
successivement aux Anglais et à M. de Madariaga, lequel passerait difficilement pour un ennemi de notre pays. Le résultat immédiat de ces brillantes passes d’armes avait été de faire voter contre la France ses vieux et fidèles amis belges, norvégiens, danois, sans même parler de la Pologne.

Après Genève, Varsovie. Notre missus dominicus, qui porte gaillardement septante-trois printemps, a bien voulu confier à la presse du monde entier qu’il avait trouvé M. Pilsudsky beaucoup moins gâteux qu’il ne s’y attendait ; qu’on pouvait même avoir avec lui une conversation de quelques minutes, une vraie conversation de grande personne.

Sur quoi les Polonais ont invité M. Goebbels à venir de Berlin sans retard leur expliquer ce que c’était que le national-socialisme et ils ont installé quelques camps de concentration sur leur territoire.

Après Varsovie, Bucarest. Dès avant Bucarest, il y avait eu Cluj et puis Sigisoara. Ce sont des patelins de la Transylvanie. Répondant aux maires de ces pays-là qui lui présentaient le pain et le sel, le ministre français leur a dit que la Transylvanie était roumaine et le resterait, foi de Béarnais.

Là-dessus, dit Havas, des petites filles lui ont apporté des bouquets de bleuets, d’œillets blancs et de coquelicots, réalisant une originale (sic) composition florale de nos trois couleurs. Ne vous semble-t-il pas avoir lu jadis quelque chose de ce goût-là dans Les Chants du Soldat, du très défunt Déroulède ?

Bucarest. Ovations. Les envoyés de presse français ont la larme à l’œil. Les Roumains font bien les choses...

Séance au Parlement, toutes Chambres réunies. M. Argeloiano, leader germanophile et gallophobe, chef de l’Union agraire, crie « Vive notre France ! (sic) ». M. Cuza, leader nationaliste et antisémite, « fait rire l’assistance par ses saillies (resic) ».

M. Titulesco, ministre des Affaires étrangères, monta ensuite à la tribune : « Au nom de la nation roumaine, je tiens à proclamer en votre présence que si jamais on s’imaginait pouvoir nous demander un mètre carré du territoire national que nous possédons actuellement, la réponse invariable des Roumains serait : « Non, non, jamais ! » [1]

Un correspondant de presse français se précipita au téléphone et dicta aussitôt à son journal : « Ce non, non, jamais ! » sur l’intangibilité du territoire national, proclamé d’une voix » tonnante, visible réponse au discours provocant de certain » dirigeant hongrois, est ponctué de coups énergiques de la » main sur le pupitre de la tribune, cri et gestes d’énergie qui » valent à M. Titulesco des vivats énergiques et prolongés. » (Le Petit Parisien, 22 juin). « M. Barthou serre M. Titulesco dans ses bras. » (L’Œuvre, 22 juin.)

Est-ce que celte petite scène n’évoque pas différents souvenirs ? D’abord Tartarin chantant son grand air chez les amis Costecalde et le « Nàn ! Nan ! » du grand homme, poussé avec celle vigueur gui faisait trembler tout Tarascon pat les belles nuits d’été.
Le second souvenir est moins plaisant ; il s’agit de la visite de M. Poincaré à Saint-Pétersbourg en 1912, et des paroles décisives qu’il adressa à Sazonof : « Nous vous devons notre » concours armé ; nous remplirons notre devoir. » [2]

En 1914, M. Poincaré remet ça. Il repart. pour Saint-Pétersbourg. Pendant son voyage, il dit à Viviani : « 11 faut que Sazonof soit ferme et que nous le soutenions. » Le 29 juillet, Viviani, rentré à Paris, chargé M. Paléologue de dire à Sazonof que « la Russie peut compter entièrement sur l’appui » de son alliée la France ». Le lendemain 30, il télégraphie à Saint-Pétersbourg : « La France est résolue à remplir toutes » les obligations qui résultent de l’alliance avec la Russie. »

Revenons de 1914 à 1934, de Saint-Pétersbourg à Bucarest, de M. Poincaré à M. Barthou.

Dans la séance du Parlement roumain, du 20 juin dernier, M.. Titulesco ne s’est pas borné à ce Nan ! Nan ! ponctué de furieux coups de poing sur le rebord de la tribune. S’adressant toujours à M. Barthou, il a ajouté les paroles suivantes :

« Dès votre entrée dans notre pays, avec cet instinct et cette finesse de sentiments qui vous caractérisent, Monsieur le Président, l’une de vos premières paroles a été de dire au peuple qui vous acclamait que la Roumanie devait vivre pour toujours dans ses frontières actuelles. Hier soir, vous avez bien voulu dire, au nom de la France, que nos deux pays tiennent pour fixées à jamais les limites que le droit leur a assignées. Je suis heureux et profondément ému à la pensée qu’il nous sera donné d’entendre... la voix de la France proclamant le caractère sacré, définitif et intangible de notre unité nationale. » (La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, 22 juin.) :

Alors notre sémillant porte-parole grimpa à son tour à la. tribune et s’écria :

« Après avoir été le messager de la France, auprès de la Roumanie, je serai demain l’ambassadeur de la Roumanie auprès de la France. » Toute l’assistance debout, acclama longuement ces paroles. Après quoi, M. Louis Barthou poursuivit suivit : « La paix vous a restitué les frontières qui étaient les vôtres. Elles restent à vous ! Vous avez avec vous la voix de la France. Contre vos frontières légitimes, le mot révision signifierait abdication ou trahison ; or, il n’existe pas un citoyen roumain qui veuille abdiquer ou trahir. » (Le Petit Parisien, 22 juin.)

Je suppose qu’à ce moment-là le public tout entier poussa le fameux : Nan ! Nan !

Ce brillant morceau me rappelle une scène dont je fus le témoin pendant la guerre, dans un cantonnement de repos. Un troupier sollicitait de son adjudant je ne sais plus quelle autorisation. Celui-ci, bonne pâte d’homme, était sur le point de céder quand un petit sergent lèche-pied, qui faisait sa cour à son supérieur hiérarchique, s’écria tout à coup : « Mais laissez donc l’adjudant tranquille, vous ! Il n’aimé pas qu’on l’em... ! »

Rappelé au sentiment de sa dignité par ce propos énergique, l’adjudant se redressa et dit au troufion : « C’est vrai, ça ; je n’aime pas qu’on m’em..., moi ! Foutez-moi la paix ! »

En somme ce que M. Barthou disait aux Roumains se traduit de la façon suivante : « N’ayez donc pas peur, cré bon sang ! Un peu de cœur au ventre ! Rappelez-vous, Roumains, que vous n’aimez pas qu’on vous em... D’ailleurs la Roumanie peut compter entièrement sur l’appui de son alliée, la France, et celle-ci est résolue à remplir fautes les obligations qui résultent de l’alliance avec la Roumanie (etc.).

Comme si cela ne suffisait pas, le bouillant augure pris, sur son trépied, du délire sacré et se souvenant qu’il venait d’être promu citoyen d’honneur de la Roumanie, enchaîna tout de go :

« Nous sommes, vous et nous, des soldats. »

(Ouais ! En quelles tranchées a-t-il reçu le baptême du feu ? C’est le lieu de rappeler cette parole d’un député socialiste à M. Doumergue, la semaine dernière : « Vous dîtes, vous, que vous avez vu deux guerres ; nous, nous en avons fait une. »)

Mais écoutons : « Nous sommes les soldats de la paix, à condition qu’elle ne comporte ni la honte, ni les dangers d’une abdication, mais qu’elle consacre les droits légitimement acquis. Nous sommes les soldats de la liberté, car en son nom nous ne voulons pas abdiquer. Nous sommes les soldats de l’humanité (que de soldats, messeigneurs !), de cette humanité dont les patries sont à la fois le symbole de grandeur et de défense. » (Le Petit Parisien, 22 juin.)

De son côté, Mlle Geneviève Tabouis téléphonait à l’Œuvre : « Faisant allusion à la longue visite rendue par lui ce matin au roi de Roumanie et dont il était particulièrement heureux, il prononça l’essentiel de son discours d’une voix nette et très calme : « Vos frontières resteront à vous, Roumains, » car vous avez avec vous l’aide, la voix et le cœur de la France ! » Cette phrase provoque un enthousiasme que (etc.)... »

Faisons entendre ici la grande voix de Jaurès. Au moment du vote des crédits pour le voyage de M. Poincaré à Saint-Pétersbourg, dans les premiers jours de juillet 1914, il monta à la tribune de la Chambre : « II nous paraît inadmissible que la France puisse être jetée dans des aventures naissant de l’obscurité des problèmes orientaux, par des traités dont elle ne connaît ni le texte, ni le sens, ni les limites, ni la portée. »

De son côté le conservateur et catholique Denys Cochin, lorsqu’il lut, dans la Revue des Deux Mondes, en 1920, le récit fait par notre ex-ambassadeur, M. Paléologue, de cette visite de M. Poincaré au tsar, ne put s’empêcher d’écrire, dans Figaro (18 janvier 1921) :

« Ce récit m’afflige et me confond... Je sais bien que les journées de Saint-Pétersbourg n’ont pas été la cause de la catastrophe et que la formidable mine était déjà chargée : c’est cependant à travers ces conversations de salon qu’elle a pris feu. »

L’analogie des deux situations historiques ne se borne pas à cet hallucinant parallèle diplomatique. Jusque dans le détail, 1934 évoque 1914 avec la même sûreté fatale que l’épée d’Hamlet tirée fait surgir le spectre du passé.

La Roumanie est un pays où démocratie, parlementarisme et libertés publiques sont les masques fallacieux d’une oligarchie de financiers internationaux et de grands propriétaires fonciers. L’hiver dernier, un Français intelligent et pondéré qui occupe là-bas, depuis des années, une importante situation, me disait : « La misère et le désespoir des paysans sont tels, l’inégalité des conditions sociales, est si criante, que tous les étrangers perspicaces voient le bolchevisme au bout de l’aventure actuelle. »

Quant à la Yougo-Slavie, elle vit, depuis des années, sous un régime de dictature policière et d’assassinats politiques qui n’a rien à envier à l’Italie ou à l’Allemagne. Il y a quelques mois, quand la France sauva, par un prêt financier, le gouvernement du roi Alexandre, réduit à quia, des manifestations violentes éclatèrent dans tout le pays, aux cris de « A bas la France ! » et la police dut protéger les consulats français contre la colère des étudiants.

Nous ne savons pas comment M. Barthou a été accueilli dans ce pays. S’il y a eu des voix discordantes, nous l’apprendrons plus tard et par les journaux étrangers.

Ne nous lassons pas de rappeler juillet 1914 : « Dans ses toasts, Poincaré célébra l’alliance, la force qui assuraient l’équilibre, parla de l’idéal de « paix dans la force, l’honneur et la dignité ». Au moment où il déclarait à la noblesse de Saint-Pétersbourg que toutes les classes de la Russie avaient donné leur adhésion sincère au rapprochement des deux pays et où il assurait que les accords diplomatiques étaient ratifiés par l’opinion, le mouvement ouvrier devenait une véritable révolution. »

L’arrivée du président de la République avait été marquée par un mouvement révolutionnaire des ouvriers qui, au nombre de 250.000, se levèrent, exaspérés par l’oppression tsariste. Jaurès salua avec joie ce mouvement libérateur. « Il faut » , dit-il (Humanité, 24 juillet), « faire honte au visiteur de sa complaisance adulatrice pour un régime qui a peuplé les prisons et les bagnes d’innombrables martyrs. »

La grève générale éclata, des barricades s’élevèrent, cent cinquante tramways furent détruits, des collisions sanglantes eurent lieu entre les ouvriers et la troupe, on tenta même d’incendier les casernes. La position du gouvernement devenait extrêmement dangereuse et sa chute inéluctable... Mais la guerre, comme une excellente diversion, vint juste à propos » pour le sauver provisoirement. » [3]

Combien de temps s’écoulera-t-il jusqu’à ce que nous sachions si la présence de notre ministre à Belgrade y a provoqué les mêmes sursauts ? Combien de cadavres devra-t-il y avoir entre nous et cette vérité d’hier ?

Mais à cela ne se borne pas l’égalité générale que nous formulons ainsi :

Belgrad et Bucarest = Saint-Pétersbourg

Yougoslavie et Roumanie = Russie

M. Barthou = M. Poincaré

1934 = 1914.

Sur un autre point encore l’effrayante identité se manifeste. On se rappelle le cauchemar non feint que l’encerclement constitua pour l’Allemagne impériale, et avec quel sanglant satanisme Delcassé d’abord, M. Poincaré ensuite, jouèrent de cette menace.

Prenons maintenant au hasard une des innombrables études que la situation internationale inspire quotidiennement aux journalistes. J’emprunte celle-ci à un journal bien fait, bien informé, de belle tenue, par ailleurs pacifiste, briandiste, radical-socialiste de gauche et quasi néo, La France de Bordeaux et du Sud-Ouest. Dans l’article de tête paru le jour même où je rédige ces notes (27 juin), M. Georges Wagner commente les bruits d’une entente franco-allemande qui courent avec insistance à Paris, depuis les deux rencontres de M. von Ribbentrop avec M. Barthou.

« ...Ce n’est pas la première fois que le gouvernement allemand fait des avances à la France... Stresemann conclut le pacte de Locarno, mais dans le but précis de libérer son pays du fardeau des réparations et de l’occupation militaire. Le résultat obtenu, le Reich ne reconnut plus aucun engagement. »

Ouvrons ici une parenthèse. M. Wagner est contredit par le témoignage d’excellents observateurs et acteurs, dont je ne peux malheureusement pas citer les noms, mes interlocuteurs étant trop haut placés ou trop engagés dans la Carrière pour être désignés. Qu’il me suffise d’indiquer que l’interprétation toute différente des faits, donnée par Mme Vallentin dans son livre, Stresemann (Flammarion éd., 1931), est confirmée par ces témoins et ces acteurs.

Ce sont le quai d’Qrsay et le gouvernement de M. Poincaré qui obstinément se réfugièrent dans le silence et s’abstinrent de donner aux conversations de Thoiry aucune suite substantielle : Voyez en particulier les pages 226 et suivantes de ce livre, si neuves pour le public français : « le long et prudent silence » de Briand après Thoiry agita Stresemann si profondément qu’il m’en parlait avec des yeux humides, comme s’il luttait pour retenir ses larmes : Je ne peux m’être trompé, s’écriait-il, j’ai tout mis sur cette carte ! »

Revenons à l’article de La France. M. Wagner continue de la façon que voici : « Au moment où la situation intérieure de l’Allemagne était déjà assez désespérée, où la poussée nazi se faisait irrésistible c’est en vain que le chancelier Brüning vint chercher du secours. Il pensait qu’une nouvelle entente solennelle entre les deux nations.... sauverait le régime parlementaire... »

(On sait que, pour des raisons qui nous sont encore obscures mais ne pourront plus le rester longtemps, M. Laval, alors chef du gouvernement, resta, sourd à l’appel du Chancelier ; lequel s’en fut de Paris avec sa courte honte et ne s’en releva pas.)

« Aujourd’hui », poursuit M. Georges Wagner, « Hitler n’ayant non seulement pu tenir aucune des promesses démagogiques qu’il avait faites, mais ayant encore précipité la faillite et l’isolement du Reich, cherche un succès à Paris... A l’intérieur, Hitler a subi échecs sur échecs... La France.... est en train d’encercler le Reich de son. puissant réseau d’alliances.

Vous avez bien lu ? Encerclement ! Retenez ce mot. Il a été tracé par ce journaliste de gauche sans un sursaut perceptible et même semble-t-il, avec quelque satisfaction. Nous ne sommes pas, suspects de sympathie pour la politique de Hitler. Mais derrière ce régime abominable, il y a l’Allemagne, que l’idée, d’encerclement affole, tout comme l’idée d’invasion affole (ou obsède la France, quel que soit le parti au pouvoir. Ce mot, encerclement, contient toutes les aberrations d’aujourd’hui, toutes les menaces de demain, toutes les guerres d’après-demain.

La situation s’aggrave du fait que l’Allemagne n’est pas tant isolée qu’on veut bien le dire. Dans son système politique actuel, l’Italie joue le rôle de l’Autriche, hier. Et l’Italie est notre voisine.

C’est le moment que notre diplomatie va choisir pour cette visite équivoque à Belgrad. Équivoque à deux points de vue : d’abord parce qu’elle resserre notre pacte avec un gouvernement aussi despotique et menacé que l’était celui des Tsars ; ensuite parce que la Yougoslavie est voisine de l’Italie, et qu’à l’Italie aussi nous semblons nous étudier à donner l’impression de l’encerclement et de la provocation . [4]

« Épaule contre épaule », a dit le président du Conseil du roi Alexandre, à M. Barthou, le 26 juin. Voilà donc notre épaule à tous engagée non seulement sur les frontières roumaines, que la Hongrie ne reconnaît pas et que l’U. R. S. S. ne reconnaîtra jamais de bon cœur, mais encore sur les trois frontières dangereuses de la Yougoslavie.
Nommons ces trois frontières : ce sont celles qui séparent la Yougoslavie de la Bulgarie (laquelle, à l’instigation de l’Italie, a refusé sa signature au pacte balkanique) ; - de la Grèce (dont le gouvernement se rapproche, à vue d’œil, de l’Italie et de sa politique turcophobe) ; - de l’Italie enfin (en y comprenant l’Albanie où la Yougoslavie intrigue, mais que l’Italie fera tout pour maintenir dans sa vassalité).

Politique d’alliances, politique d’encerclements réciproques, politiques des « blocs », politique des équilibres, toutes les vieilles bêtises... On sait où mènent ces bêtises-lâ.

Lisons les journaux du 27 juin avec le même soin que nous avons lu ceux du 22. Qu’y trouvons-nous ? Des affirmations du genre de celle-ci : « Ce pays (la Yougoslavie) est aussi solide à l’intérieur qu’à l’extérieur. »
(C’était déjà l’opinion de nos intelligents et honnêtes journalistes, en juillet 1914, à Saint-Pétersbourg.)

« Ce Parlement, qui écoutait M. Barthou ce matin, est sans partis d’opposition. Il ne siège en session régulière qu’un mois et demi par an, et bien rares sont les séances extraordinaires. Un enthousiasme aussi chaleureux qu’ému se manifesta au cours de la séance. « Pas de révision, union indissoluble » de la Yougoslavie et de la France... , tels furent les thèmes traités au milieu de l’émotion générale. »

Nos journalistes ne sont pourtant pas si disciplinés qu’ils ne laissent percer, par moments, une sourde inquiétude. Ainsi Mlle Tabouis ne peut pas ne pas signaler l’existence, en Roumanie, d’une sérieuse opposition à la politique française. En Yougoslavie, elle mentionne « les lois sur la presse, interdisant à cette dernière d’aborder les sujets qui traiteraient d’une politique étrangère différente de celle du gouvernement ; une même loi s’applique avec succès (sic) à tous les meetings politiques et à toutes les associations de jeunesse des deux sexes ».

« Grâce à tout cela », lui a dit le ministre de l’Intérieur qu’elle est allée interviewer, « les populations simples prennent dans la tranquillité l’habitude et l’amour du calme ; l’unité du royaume se fait (resic). »

Après avoir causé avec quelques chefs (très circonspects !) des débris de l’opposition, elle conclut, sans enthousiasme : « Somme toute, notre enquête ne se termine pas mal... » Hum !

Ici je pressens une objection. Elle est sur vos lèvres depuis le début de votre lecture.

Hé quoi (pensez-vous), est-ce un mal de protéger la Roumanie contre les furieuses revendications territoriales de la Hongrie ? Nous nous rappelons sous quel joug, encore aggravé pendant la guerre, ce pays a écrasé les Roumains de Transylvanie. Leurs gémissements et leurs implorations ont fait à l’Europe, pendant des siècles, une mauvaise conscience.

D’accord. Il était juste de rendre à la .Roumanie les territoires peuplés de Roumains. Les 235.000 Saxons eux-mêmes (colons allemands installés en Transylvanie au XIIe siècle) ont voté, le 8 janvier 1918, leur réunion à la Roumanie. Aller au delà, c’était retourner le signe de l’injustice. Le gouvernement roumain n’a pas reculé devant cette erreur.

Alléguant les pertes terribles subies par la Roumanie pendant la guerre (6 % de la population totale, trente et un milliards de lei), il poussa les choses si loin, en 1929, que la Conférence de la Paix dut user de menaces pour lui faire évacuer les parties vitales de la Hongrie occupées par l’armée roumaine après l’écrasement des troupes de Bêla Kun (août 1919).

Les traités : n’en ont pas moins accordé à la Roumanie la Bukavine septentrionale peuplée d’Ukrainiens (Rulhènes), et une bande presque, entièrement hongroise de la Transylvanie, avec les trois villes d’Arad, Qradea Mare, et Salu Mare.

Certes les clameurs incessantes dont les Hongrois emplissent le monde ne suffisent pas à nous faire oublier les cruautés millénaires exercées par eux sur leurs sujets allogènes. Il n’en est pas moins vrai que la population urbaine totale de la Transylvanie compte 45% de Magyars contre 25 % de Roumains, et que cette disproportion a sa cause principale dans l’annexion par les Roumains d’une zone incontestablement hongroise de la Transylvanie. Il est réel aussi que le gouvernement de Bucarest assure la protection des minorités ethniques avec négligence.

Nous ne nourrissons qu’estime et sympathie pour le peuple roumain. Mais enfin le recensement « officiel » roumain de 1927 accuse un peu plus de 25 % d’allogènes. C’est beaucoup.

Encore cette statistique optimiste s’applique-t-elle à l’ensemble du royaume y compris ses parties anciennes où les allogènes ne représentaient que 8 % de la population. [5]

Au total, les traités de paix ont arraché 40 % des Magyars à leur patrie.

C’est pour défendre ces avides frontières contée toute tentative raisonnable de rectification, contre toute hypothèse d’arbitrage, contre toute action éventuelle d’une justice internationale, que notre ministre des Affaires, Étrangères a été promettre, à la Roumanie le concours sans réserve de nos soldats, la vie de nos enfants.

L’idée d’un accommodement possible est repoussée avec une violence, frénétique. Il semble qu’il n’y ait plus assez de mots dans, la langue française pour garantie et consacrer les droits tes. plus fragiles de nos. débiles alliés : « Frontières légitimes, frontières intangibles, frontières définitives, frontières sacrées... » Le mot révision signifierait abdication ou trahison. »

Nul recours laissé aux vaincus, nulle, sagesse recommandée aux vainqueurs, nulle issue, hors celle de la violence et du désespoir. Aucun jeu n’est ménagé à l’évolution et au développement inévitables des situations politiques, aucune place n’est faite aux variations de la conjoncture. Un engagement absolu, une affirmation catégorique, brutale, sans nuance.

Où est-elle, là dedans, la fameuse mesure française dont nos académiciens nous rebattent les oreilles ? Que devient-il, le célèbre esprit de finesse, patrimoine et orgueil de notre pays ?

Sachons-le donc, paillards du plat pays, comme disait Rabelais ; les confins que la France est appelée à rougir de son sang ne sont même plus ceux de la Vistule, où monte la garde le fameux Soldat Polonèze, sentinelle de la civilisation ; dorénavant, ces confins dont la poitrine de nos enfants est la caution comprennent aussi les frontières de la Transylvanie, sans parler de quelques autres.

Et comment nous y refuserions-nous ? Au correspondant de la Prager Presse, M.Barthou a déclaré (L’Œuvre, 28 juin) :« J’ai découvert l’âme de la Petite Entente. Cette âme ne diffère aucunement de l’âme de la France. »

Allons-y donc pour l’âme de la Petite Entente ! Le futur Poilu Inconnu ne sera pas peu fier d’être mort pour cela.

M. le général Niessel faisait récemment une conférence, aux Mureaux, à seule fin d’en terminer, une bonne fois, avec la détestable campagne défaitiste et antipatriotique des Langevin et autres ignares à propos des bons petits gaz asphyxiants. Le général s’évertuait à démontrer le ridicule de cette panique si peu française et l’inocuité des bons petits gaz allemands. Un auditeur, l’interrompant, s’écria : « Vous avez eu mon père, mais vous n’aurez pas le fils ! »

Sur quoi le général, quittant subitement le ton bénin et retrouvant les réflexes du métier, rétorqua : « Vous, on vous collera au mur. »
L’orphelin-de-guerre des Mureaux nous fournit la réponse même que les anciens et les futurs combattants éprouveront sans doute la démangeaison de faire à M. le ministre des Affaires Étrangères et aux fulgurantes improvisations que lui a inspirées la tribune de Bucarest : « M. Poincaré a eu les pères, mais vous n’aurez pas les fils. »

Quant à nous coller au mur, eh bien, on verra.

JEAN-RICHARD BLOCH.

(COMMENTAIRES, Europe 15 juillet 1934, pages 400-411)