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Sorties de Paris 1940
12 et 13 juin 1940

Les 12 et 13 juin 1940, Jean-Richard Bloch participe à l’évacuation de Paris de femmes, d’enfants et de vieillards

Article mis en ligne le 12 décembre 2009

par Jean-Richard Bloch

SORTIES DE PARIS

(12 et 13 juin 1940).

(L’auteur, au volant d’une voiture qu’on lui a confiée, collabore à l’évacuation des femmes, des enfants et des vieillards, entre le siège d’une administration de la ville de Paris et un « château de repli », situé dans une forêt écartée, à la lisière nord de la haute Bourgogne, à 200 kilomètres de Paris. Nous sommes le mercredi 12 juin 1940.)

Arrivé au Pont d’Austerlitz, je tombe dans une sextuple file de voitures et de camions qui traversent laborieusement la Seine en direction du Sud. Je vois de loin le Boulevard de la Gare, noir d’un fourmillement de véhicules enchevêtrés. Je décide de m’échapper le plus vite possible. À peine sur la rive gauche, je déboîte, et par les petites rues de ce quartier que mon enfance et ma jeunesse ont tant fréquenté, je me faufile entre le Jardin des Plantes et la Halle aux Vins, je grimpe la colline savante, je passe devant l’École Polytechnique, derrière le Panthéon, devant l’École Normale. Mes prévisions se confirment, les rues sont vides. Tous les moutons sont dans le troupeau.

Voici les Gobelins, la Place d’Italie. Peu de monde. Je regarde ma montre : 6 heures du soir. La Nationale 7 s’ouvre devant moi presque libre. Bravo ! Cette chère Nationale 7, la route la plus populaire de France et peut-être du monde, la route du soleil, la route de Fontainebleau, de la Suisse, de Lyon, de Marseille, de la Côte d’Azur, de l’Italie, de l’Afrique, de l’Orient, la route des belles vacances, des beaux voyages...

La dernière fois que je l’ai prise, c’était, il y a 11 mois, dans ma bonne vieille Citroën, quatre semaines avant la déclaration de guerre. Nous partions pour les Hautes-Alpes. Il faisait beau et chaud, comme ce soir. Notre première escale devait être chez Romain Rolland, à Vézelay. Mon gendre, le poète républicain Arturo Serrano y Plaja, nous accompagnait. C’était la paix, mais dans la personne d’Arturo, réfugié politique, l’image de la guerre, la brûlure de la trahison de l’Espagne par la France le fer rouge de la défaite, l’aube froide de la menace contre mon pays, voyageaient avec nous...

Pendant dix kilomètres je roule sans difficulté. Tout à coup la route au loin devant moi prend une consistance épaisse et noire. À mesure que je m’approche, je distingue une cohue de véhicules arrêtés. Il s’est formé un bouchon quelque part, le tuyau ne débite plus sur le plateau où les moissons blondissent gaiement au soleil de Prairial, la masse agglomérée dessine une longue chenille sale et sinueuse, dont l’immobilité a quelque chose de- funèbre, d’écœurant.

Déboîtons de nouveau. Je cherche des yeux une petite route latérale. Juste à la queue de la chenille il s’en présente une, à main gauche. Je la prends, je m’échappe en direction de la Seine et laisse les autres conducteurs se coller à la masse dormante.

De rues en chemins, de chemins en venelles, entre les villas de banlieue presque toutes fermées, je pousse vers le Sud sans être gêné. En un endroit je recoupe la Nationale par un passage en dessous. L’embouteillage y est toujours aussi sévère.

Me voici de nouveau sur le plateau. Je file en pleins champs, par des chemins vicinaux, excellents et vides, et vais de village en village, de clocher en clocher. Ma tactique est simple ; je suis menacé sur ma gauche par la Nationale 7, sur ma droite, à l’horizon, par la Nationale 20, la route d’Orléans, l’une et l’autre aussi noires et obstruées ; tous mes petits chemins tendent à m’y ramener, comme les ruisseaux aux rivières ; à la façon d’un navigateur, je corrige ma dérive à chaque carrefour et parviens ainsi à me maintenir dans la bissectrice de l’angle. La manœuvre est moins facile dans le fond des vallons où arbres et murs bornent la vue.

En un endroit - il est 8 heures - je fais halte pour m’assurer que je suis dans la bonne voie. Un vieillard à barbiche blanche et lorgnons vient à moi avec obligeance ; il est grand, mince, il a les yeux vifs et l’air intelligent : quelque citadin réfugié dans sa villa. Il me demande à quelle heure j’ai quitté Paris :

« A six heures. - De ce matin ? – Comment ?... Six heures du soir… – Aha ? Hier soir ? - Mais non ! Il y a deux heures. »

La surprise qui se peint sur sa figure en dit assez sur les conditions terribles où se fait l’évacuation. Je pense aux millions de pauvres diables qui se pressent sur les grandes routes, avançant de trois cents mètres à l’heure, dormant, mangeant, rageant sur place, cibles offertes aux bombardiers. Il se penche, ses yeux brillent :

« Comment avez-vous fait ? »

Je ris et touche du doigt une de mes narines :

« J’ai une boussole dans la tête, je suis mon nez comme le chien, j’évite les grandes routes, je sais à peu près lire une carte. »

Il s’intéresse : je lui explique par où je suis passé. Je suis tombé sur un bonhomme qui raffole de la topographie et des voyages à bicyclette. Il m’approuve avec chaleur et me donne, pour continuer ma route, des indications d’autant plus précieuses que la nuit va tomber et que je ne connais pas les lieux où je dois me rendre.

Grâce à lui, j’arriverai en quelques heures à destination en me faufilant à travers les obstacles que la forêt de Fontainebleau et ensuite le Gâtinais, leurs couverts, leurs collines et leurs lacis de routes encombrées multiplient sur mon passage.

Enfin, au bout d’un layon qui traverse une forêt comme un coup de sabre, mes phares font surgir le château de la Belle au Bois Dormant, but de notre voyage. Mon klaxon, attire une figure ensommeillée hors d’une porte. Un homme lourd approche de ma voiture en traînant ses pantoufles dans la boue de la cour.

« Vous apportez la caisse ? - Non. Je vous amène des réfugiés. Des dames fonctionnaires du Siège Central et leurs enfants. »

II se détourne d’un air dégoûté et s’en va.

Nous le suivons et restons longtemps à attendre dans une pièce mal éclairée. Il commence à faire froid. Nous avons soif et faim. Il est deux heures du matin.

Voici le directeur du centre de repli qu’on est allé réveiller, un homme jeune, brun, aux traits réguliers, à la figure longue :

« Vous m’apportez la caisse ? - Non. - On m’a téléphoné, avant-hier, que deux camionnettes quittaient le Siège avec les archives et la caisse ! - Elles ne sont pas arrivées ? Non. Où sont-elles ? » demande-t-il sur un ton sévère. - Je n’en, sais rien. Sur la route probablement. Ou dans un fossé. » (Je me sens assez fier d’avoir battu de deux jours des chauffeurs, professionnels.)

« Quand avez-vous quitté Paris ? - II y a huit heures. » II hausse les épaules comme si je lui avais dit volontairement quelque chose d’offensant : « Et vous ne m’apportez rien ? - Si, des réfugiés, des femmes, des enfants. Ce n’est rien, ça ? » L’interrogatoire commence à m’agacer. Cet homme ne nous a pas même offert un peu d’eau, un morceau de pain. Et tout à l’heure un employé, alléguant que c’était le vin du directeur, m’a refusé un verre d’une bouteille qui traînait sur une table. « Maintenant je dois retourner à Paris. Vous seriez bien aimable de me faire délivrer l’essence dont j’ai besoin. » II me répond d’un ton acerbe : « Je n’ai pas d’essence pour vous. J’en ai juste assez pour les besoins du service. »

A Paris on m’avait dit : « Il a toute l’essence voulue, vous n’aurez qu’à lui demander ce dont vous aurez besoin. » Je m’écrie : « Mais je travaille pour le service ! - Vous appartenez à l’administration ? me dit-il avec froideur ; vous avez un bon du Siège pour livraison d’essence ? »

Non. Du diable si j’ai songé à me munir d’un papier de ce genre et si je m’attendais à ces difficultés ! « Monsieur, je fais bénévolement ce que je fais à la demande de vos chefs qui m’ont prié de leur rendre ce service. D’autres femmes, d’autres enfants comptent sur moi pour quitter Paris. Vous n’allez pas m’empêcher d’y retourner ? - Hé, Monsieur, qui vous en empêche ? Achetez de l’essence où vous voudrez... si vous avez la chance d’en trouver. Est-ce que je vous connais, moi ? Et je vous répète que j’ai à peine ce qu’il me faut pour le service du château. »

La colère me prend. Et le désespoir. Ma femme, ma fille sont restées à Paris. Bien à contrecœur je les ai laissées derrière moi pour répondre au désir qu’on m’a exprimé de me voir conduire en lieu, sûr ce premier contingent de malheureux. Ma pensée est toute tendue vers celles qui m’attendent, qui ne bougeront pas avant mon retour, que l’égoïsme de cet homme risque de condamner à se trouver enfermées dans la grande ville et prises dans la bataille. Et, avec elles, d’autres fondent leur espoir sur cette voiture que je dois ramener. Je songe aussi aux manuscrits qui remplissent une valise, tout mon travail de ces années-ci !

L’énervement des angoisses que nous traversons depuis si longtemps et de ces nuits sans sommeil me fait perdre la maîtrise de moi-même. Quelques instants plus tard, nous sommes, cet homme et moi, face à face, nous parlant au visage, nous mesurant du regard, le poing serré.

Les jeunes femmes que j’ai amenées sont encore jolies, en dépit de l’insomnie et de la fatigue qui les jaunit et les décoiffe. Elles se jettent entre nous, avec des gestes mélodramatiques qu’on dirait empruntés au tableau de David, l’Enlèvement des Sabines. Elles supplient le directeur qui les repousse du bras avec violence. Elles crient : « Mais vous ne savez pas ce qu’il a fait pour nous, ce monsieur !... Il n’y était pas obligé... Il a laissé pour nous sa femme et sa fille à Paris... sa fille qui attend un bébé... Monsieur, vous serez bon, vous ne lui refuserez pas le moyen de rentrer... »

L’une d’elles, au comble de l’affolement, se jette à genoux, se traîne sur le carreau de la cuisine, où nous nous trouvons :

« Et vous ne savez pas qui c’est, ce monsieur, c’est un grand écrivain qui... que..., etc. »

La scène est ridicule, ignoble. Je me sens écœuré, Je veux relever cette femme, elle s’accroche à l’homme obstiné, elle embrasse le drap noir et aigre de ses genoux. Ces cris, ces allures hystériques, mettent hors de lui ce fonctionnaire digne de Courteline. Et je rencontre enfin le mot qui l’outragera :

 « Bien. L’ancien combattant que je suis retrouve en vous l’esprit qui était celui des embusqués d’il y a vingt ans. Je vois que cela n’a pas changé. »

Il sursaute violemment, marche sur moi, il est violet : « Embusqué, moi ? - Parfaitement. De nature tout au moins. - Vous regretterez ce mot, monsieur, vous le regretterez avant qu’il soit longtemps ! - Je ne vous crains pas. Vous êtes soigneusement embusqué dans ce château bien abrité et vous vous foutez de ce qui peut arriver aux autres, à vos compatriotes, à votre pays. » Les femmes crient, je choisis mes insultes avec soin comme un escrimeur choisit sur le plastron de l’adversaire le point que touchera son fleuret. Il hurle : « J’ai fait l’autre guerre tout comme vous, monsieur... - II n’y paraît pas. En tout cas j’en ai vu beaucoup comme vous, en ce temps-là. – Ah ! Faites attention, monsieur ! »

Bien que je tremble de fureur, je parviens à dire froidement : « A défaut du verre de vin que votre employé m’a refusé, je pourrai peut-être obtenir un verre d’eau avant de m’en aller d’ici ? »

Les femmes redoublent de cris et de lamentations : « On ne lui a même pas donné une goutte d’eau à boire, après huit heures de voyage, et de quel voyage ! Quelle honte ! Quelle honte ! »

Mon homme est déconcerté. Il fait un signe à son subordonné qui remplit un verre à un robinet et me le tend. Je bois avidement. Le directeur me regarde avec une sombre perplexité. Au moment où je repose mon verre, il me dit brusquement et d’une voix sourde : « Suivez-moi, monsieur, nous allons voir si on peut vous trouver un peu d’essence. »

Les femmes éclatent en clameurs de gratitude : « Ah ! Merci ! Merci monsieur ! Nous savions bien que vous étiez bon !... etc. » A part moi je ris, mais j’affecte une grande indifférence et je suis encore secoué d’indignation.

Nous voici dans les communs du château. Notre guide est partagé entre le désir de réparer les effets de sa conduite et de sauver la face tout en épargnant sa provision d’essence. Mon nom, qui lui a été crié par la jeune femme, l’intimide peut-être ; il se demande s’il n’a pas commis quelque impair en traitant comme il l’a fait un homme dont il ne mesure pas exactement l’influence.

Le jour se lève. Une grande paix monte avec la brume bleue de la forêt qui entoure la propriété. Ayant fait quelques pas dans la cour entourée de massifs, qui fleure le printemps, l’humidité, l’aurore et l’odeur amère des buis, il avise une camionnette de l’armée ; les gars - une section de téléphonistes - dorment quelque part dans une des granges. Il approche du véhicule, fouille dans le coffre, en tire un bidon de cinq litres, le secoue pouf s’assurer qu’il est plein : « Prenez toujours ça, monsieur, en attendant d’en trouver sur votre route. » Et d’une voix tout à coup brisée, il ajoute : « Je vous assure que c’est tout ce que je peux faire. »

L’homme me dégoûte davantage piteux que forcené. Je sais qu’il me ment et que cette essence, il la vole à l’armée. Mais moi aussi je suis fatigué, j’en ai assez, de ma colère, de ma nuit, de lui, de moi, de tout cela. Nous retournons vers ma voiture. Il verse lui-même l’essence dans le réservoir, tâte mes pneus avec des gestes câlins de nourrice, me sourit. Comme il me hait ! Nous nous serrons les mains, nous nous tapons sur l’épaule, nous prononçons des paroles cordiales, nous brûlons d’en finir avec cette scène d’hypocrisie et de nous séparer pour ne plus nous revoir.

Je me flattais que mon voyage de retour se ferait sans beaucoup plus de difficultés que l’aller, et que la même ingéniosité produirait les mêmes résultats. Mais quel changement en douze heures ! Les chemins que j’avais trouvés libres, hier soir, sont maintenant encombrés à leur tour. Le courant des véhicules, des voitures, des camions, des motocyclettes, des vélos, a submergé les grandes routes ; le fleuve est devenu mer, l’inondation humaine s’est répandue sur toute la contrée. Ce n’est plus par centaines de mille que se comptent les malheureux que l’invasion et les bombardements aériens refoulent devant eux, c’est par millions. Ce n’est plus une population, c’est un peuple qui reflue, ainsi qu’aux temps des grandes migrations barbares. La Hollande, la Belgique, le Nord de la France, la Région parisienne, la Capitale elle-même conjuguent leur flots et s’écoulent vers le Sud comme le sang d’un hémophile. Une moitié dé la carte se replie sur l’autre moitié.

Au surplus une armée entière avec tout son matériel, ses batteries lourdes, ses chars, ses tracteurs, ses impedimenta, son ravitaillement, est survenue, faisant mouvement d’ouest en est, croisant et coupant les voies d’évacuation des civils, et les deux flots se brisent l’un sur l’autre.

J’ai le plus grand mal à me frayer passage. Cette aggravation de la situation m’inspire pour Paris une angoisse accrue. Que se passe-t-il là-bas ? Il faut y parvenir le plus vite possible. Et j’avance à pas de tortue. Les heures défilent. Mon moteur est brûlant.

Milly - la jolie bourgade chère aux peintres de l’école de Barbizon, et que tant de chefs-d’œuvre ont illustrée - était vide, cette nuit ; elle fourmille de monde ce matin, je n’ai en tête qu’une idée : de l’essence ! À tout prix de l’essence ! Il n’y en a déjà plus aux garages principaux. Un garde champêtre m’indique une petite épicerie où je pourrai m’en procurer. J’y vais. C’est dans une ruelle. Cent véhicules font déjà queue devant la pompe. Mon tour arrive - et je reçois les derniers litres de la citerne, qu’on me vend au poids de l’or. Derrière moi c’est une explosion de cris et de sanglots... Un automobiliste m’insulte, un autre me tend le poing.

À quelques kilomètres de là, l’enchevêtrement des convois militaires et civils est tel, qu’il faut rebrousser chemin dix fois pour trouver un joint et se faufiler. Ma voiture est la seule à remonter vers le Nord, aucune place n’est laissée aux mouvements dans ce sens. Je dépasse lentement un jeune capitaine aux cheveux roux, couvert de sueur et de poussière, qui avance la tête par la fenêtre ouverte et me dit, presque humblement : « Monsieur, vous ne me rendriez pas le service de me prendre avec vous pendant quelques kilomètres ? Je n’en peux plus ! »

Je l’emmène. Nous causons. Un même désespoir nous étreint. Il appartient au service de la Circulation Routière, il est sur ses pieds depuis des heures, ses jambes lui rentrent dans le corps, sa voiture est il ne sait où. À tout moment il donne au dehors un ordre à un subordonné gris de fatigue. Enfin nous arrivons au carrefour- où son service l’appelait. Il m’explique que l’armée va prendre position sur la Seine, en forêt de Fontainebleau, il m’indique l’itinéraire où j’ai le moins de risques de trouver ma route coupée, descend, me serre longuement la main en me regardant avec un chagrin inexprimable, me dit son nom à voix presque basse, me salue et détourne la tête en aspirant une bouffée d’air pour reprendre courage. Il fait une chaleur étouffante.

Je m’engage sur les petites routes qu’il m’a nommées. Bientôt je tombe sur de nouveaux convois militaires - un matériel énorme, tout neuf, puissant, en très bel état. Encore qu’ils tiennent scrupuleusement leur droite, il leur faut souvent doubler quelque voiture civile en panne. Me voici forcé de me jeter à travers champs.

Je roule en terres labourées aussi souvent que sur la chaussée. Mon moteur surchauffé fatigue.

En un endroit, j’aperçois d’en bas, sur le siège élevé d’un camion sanitaire, un sous-lieutenant élégant, de taille élevée, en uniforme du train des équipages. C’est Renaud de J. Je l’appelle par son nom, il descend précipitamment et vient me serrer la. main. « Qu’est-ce que vous faites là ? - Je vais à Paris chercher ma femme et ma fille. - Elles sont restées là-bas ? » II plisse un peu les lèvres, avec une expression significative, - Et vous ? Nous évacuons la réserve sanitaire de l’armée. - Ça va ? - Ça va. - On va tenir sur la Seine ? - On le dit. »

Une onde moqueuse traverse son joli regard brun. Nous restons un instant à nous regarder. II hausse légèrement les épaules, me quitte sans rien ajouter et rejoint son camion en courant, pendant que je reprends ma route en première vitesse. Mon embrayage commence à patiner, chaque démarrage devient plus difficile, je baigne depuis quelque temps dans une odeur d’huile frite. Et trouverai-je de nouveau de l’essence ? Au train auquel je marche, je dois consommer furieusement. Arriverai-je ? Arriverai-je à temps, avant que l’irréparable soit accompli ?

Refoulé de chemin en chemin par la poussée des colonnes militaires, je viens buter dans la route Nationale, congestionnée, où le flot épais s’écoule lentement comme de l’eau grasse, occupant toute la largeur disponible. Une rumeur sourde et terrible l’enveloppe. Je dois le remonter, ce flot, pendant une lieue, avant de rencontrer de nouveau un chemin de traverse.

Qu’elles me paraissent longues, ces minutes ! Rejeté sur les bas côtés herbeux, sautant sur les rigoles de drainage qui les coupent en biais, j’ai toutes les peines du monde à éviter le fossé dont me menace la rencontre des camionnettes ventrues, des camions monstres. Au milieu des véhicules, les cyclistes se glissent, innombrables, la face tendue ; les piétons suants poussent devant eux des voitures d’enfants qui plient sous les colis, des brouettes grinçant sous les mallettes, les sacs et les ballots. Les hommes en bras de chemise, un mouchoir en couvre-nuque sur la tête, portent des enfants sur leurs épaules, d’autres soulèvent à bout de bras des valises dont le poids leur scie les muscles ; jusqu’où iront-ils, ceux-là ? Tous ces malheureux marchent en silence. Pas un cri, presque aucune parole. Déjà des voitures d’enfants gisent dans le fossé, la roue cassée.

Terrassés par la fatigue et l’angoisse, des corps dorment dans l’herbe poussiéreuse, les bras en croix, la face vers le ciel, la bouche ouverte. Me douté-je que, ce soir même, je serai à mon tour un atome perdu dans ce million d’atomes ? Personne autre que moi n’est assez fou pour se diriger vers Paris, le Nord, le danger, l’ennemi... On me jette des regards étonnés. Une grosse mère à vélo se trouve nez à nez avec mon capot et manque tomber ; elle me couvre des épithètes les plus fleuries de son vocabulaire ; de fureur, les yeux lui sortent de la tête.

La traverse espérée s’offre enfin. Me voici de nouveau seul. Mon nouveau chemin m’entraîne au fond de la vallée dans des coins que je ne connais ni ne reconnais. Bientôt je circule au milieu d’un marécage aux senteurs lourdes. Les herbes trop vertes luisent d’un éclat métallique, des papillons énormes, des scarabées trop brillants traversent les rayons du soleil sans troubler la majesté du silence. Sous une futaie de peupliers où je pénètre ensuite, des constructions aveugles dorment, blanchâtres, entre les troncs d’arbres ; elles ont la laideur pauvre et sèche des œuvres du Génie Militaire ; une voie ferrée rouille sous là végétation. Le hasard m’a conduit dans une poudrerie abandonnée. Des écriteaux de bois goudronnés portent des inscriptions : « Bâtiment A », « Bâtiment D »... Pas une âme qui vive. Ma route cesse. Je dois emprunter un sentier où mon embrayage laisse ses dernières forces.

Une petite route blonde- surgit tout à coup, venant je ne sais d’où. Elle est très sinueuse. A tout instant une côte met ma voiture au défi de la grimper, et je dois m’y reprendre à dix fois pour y parvenir. Si bien qu’à un tournant, je sens que mon pied perd son action, l’accélérateur n’accroche plus, le moteur cesse d’embrayer, la voiture s’arrête. Je suis à cinq heures de marche de Paris. Il est plus de midi déjà. J’avais promis mon retour pour les premières heures du jour !

Je sors de là-dedans épuisé, la sueur coule sur la poussière de mes joues, la barbe de deux jours me pique. Je m’éloigne à pied, la pensée tendue vers celles qui m’attendent et ne me verront pas arriver. Un sanglot sec me secoue, aussi douloureux qu’une quinte de toux.

Deux cents mètres plus loin, un regret et une colère me prennent. Je reviens en courant vers la voiture abandonnée. Je reprends le volant » Miracle ! L’embrayage fonctionne ! En fait, l’huile ayant un peu refroidi a repris consistance. Combien de temps cette guérison durera-t-elle ?... Deux kilomètres plus loin, je débouche sur la place de Vert-le-Petit qu’une route plus importante remplit de véhicules. Je dois ralentir et ce ralentissement m’est fatal. Impossible de repartir. Ma voiture s’est immobilisée en travers du chemin. Je me fais injurier. Afin de pousser à bras l’infirme, je vais demander leur concours aux voyageurs d’un taxi parisien, arrêté un peu plus loin et surchargé de monde.

Surprise ! Il en sort mon vieil ami, le philosophe et écrivain Bernard Groethuysen, à la barbe copieuse et au visage socratique ; il en sort la chère et vaillante Alix Guillain. Nous nous embrassons. En quelques mots haletants, je les mets au courant de ma mésaventure et des conséquences qu’elle peut avoir.

Ils entourent la malade, la poussent un peu dans le ruisseau. Un bureau de poste se trouve au fond de l’a place, j’y cours pour essayer d’avoir la communication, avec Paris ; téléphone, télégraphe, rien ne fonctionne plus !...

Je reviens à ma voiture. On décide de la garer sur le terre-plein. Je reprends place au volant ; Groethuysen, Guillain et leurs compagnons unissent leurs efforts pour sortir l’éclopée du caniveau où elle repose ; le miracle de tout à l’heure se reproduit, l’huile a de nouveau eu le temps de refroidir, je démarre brillamment sous leurs acclamations, et leur fais par la fenêtre un geste d’adieu et de remerciement.

Ce coup-ci, la convalescence se prolongera pendant quelques kilomètres, au cours desquels la pointe attentive de mon pied, légèrement posée sur le champignon de l’accélérateur, luttera sans cesse contre la défaillance du moteur, en suivra avec angoisse l’agonie, dans l’espérance que ce mourant pourra ramper jusqu’aux portes de Paris et ne me laissera pas en route.

Je choisis les routes plates qui suivent le fleuve. Plus j’approche, plus ces chemins, pourtant écartés et caillouteux, se peuplent. Je suis terrifié de voir, en nombre croissant, agents de police, pompiers, employés d’octroi, fonçant vers le Sud, à vélo, à moto. Si les « agents de l’autorité » quittent la Capitale, c’est que l’évacuation générale en a été ordonnée ? C’est donc que l’ennemi y est entré ? Qu’adviendra-t-il de ceux, de celles qui y restent ? Mon imagination se livre à des fantaisies désordonnées. Mon tourment monte d’instant en instant.

Au passage je lance la question qui me brûle la gorge : « On évacue Paris ? - Oui ! » me répond l’un - Non ! me crie un autre. - Ta gueule ! » gronde un troisième. Je répète dix fois mon interrogation sans plus de succès.

Ici se place un épisode insignifiant mais qui me laisse un souvenir affreux. Je vais à toute petite allure pour ne pas fatiguer le cœur défaillant de mon moteur. Cela fait que je dépasse lentement un couple qui - exception unique - remonte, à pied, le courant général de la foule. C’est un homme et sa femme, aux cheveux presque blancs, des petits bourgeois aisés. Ils sont à bout de force. Cette voiture vide se présente à eux comme le salut. Le mari - un vieillard de belle prestance - accourt vers moi : « Voulez-vous nous prendre avec vous, monsieur ? Nous n’allons pas très loin... ma femme n’en peut plus... »

Je ne peux pas m’arrêter, je ne repartirais plus. Je ne peux pas ajouter un poids, si faible soit-il, à celui que mon moteur expirant a déjà tant de mal à porter. Je ne peux même pas ralentir !... »

Si lentement que j’aille, je vais plus vite que ce piéton. Je fais un geste d’impuissance et de regret, je lui crie par la fenêtre : « Je le voudrais bien... mon embrayage est cuit... impossible... impossible... »

La rumeur de la foule, le bruit de ma voiture, sa propre impatience, empêchent l’homme d’entendre mes paroles. Il ne voit qu’une chose, c’est que - seul pourtant dans cette voiture vide - je refuse de m’arrêter, même de ralentir, je refuse de les charger à mon bord ! Il fait halte, se redresse de toute sa taille et lance dans ma direction : « Merci, monsieur ! Merci de tout mon cœur ! C’est chic, ce que vous faites ! C’est élégant ! C’est français ! Merci pour ma femme et pour moi ! » Un des cyclistes qui nous croisent entend ces derniers mots et me crie : « Salaud ! »

Je hausse les épaules et grogne : « Vieil idiot, il ne comprend donc pas ? » Un chagrin inexprimable me serre la poitrine.

Quelque temps encore, je roule ainsi, suivant les berges de la Seine sur le chemin de halage et faisant peu de route. Quantité de péniches à moteur remontent le fleuve, chargées de réfugiés. Qu’il doit faire bon, sur ces bateaux, à glisser sur la moire fraîche de l’eau profonde et noire, à travers un silence que troublent seulement le faible halètement du Diesel et le sifflement des hauts peupliers de la berge ! Si nous pouvions embarquer, ce soir, sur une telle péniche, quand j’aurai retrouvé ma femme, ma fille et nos, amis ! Tout à coup le chemin de halage cesse d’être carrossable. Je dois tourner sur la gauche. A quelques centaines de mètres, la petite rue où je me suis engagé, entre les villas de banlieue, commence à monter. Ma voiture ralentit. Nous nous traînons comme un escargot.

Une jeune femme blonde, élancée, qui marchait sur le trottoir, aux côtés d’un monsieur âgé, fait un geste du bras vers mon moteur et me crie : « Votre radiateur ! » Mon pied lâche l’accélérateur, la voiture meurt le long du trottoir, je sors de la boîte étouffante, mes jambes vacillent, je vais examiner les dégâts. Une gelée bouillonnante tombe du tuyau de vidange du radiateur.

« Ce doit être la substance antigel qu’on avait mélangée à l’eau l’hiver dernier... Ce n’est rien... Ce n’est pas le plus grave... Mais ma voiture est morte...Je m’assieds sur la bordure du trottoir, les yeux sur la bouillie sale qui fume, semblable à une ordure de chien malade. Ma tête est vide de pensée. Une voix très douce me dit : « Est-ce que je peux vous servir à quelque chose, monsieur ? » Sans regarder la jeune femme, la tête entre les mains, je réponds : « La voiture n’est pas à moi... Son propriétaire est prisonnier de guerre. Sa femme me l’a confiée... Ils y tiennent presque autant qu’à leur enfant... Savez-vous où je pourrais la garer jusqu’à la fin de la guerre ? - Oui, certainement ; dans la villa de mon père. C’est tout près d’ici. Il y aurait de la place. Je vous donnerai nôtre nom. Vous pouvez avoir confiance. Mon père est directeur au ministère de... - Merci. Vous me rendez un grand service. - Puis-je vous offrir une tasse de café ? - Bien volontiers ! » Elle me conduit dans un petit café rustique, de l’autre côté de la rue. Il est trois heures.de l’après-midi.

Le café me ragaillardit. La salle est pleine de soldats belges dont le bonnet de police kaki s’orne, sur le devant, de son gland puéril et tombant. Ils ont bonne tenue et boivent sans tristesse. Ils en ont tant vu, depuis un mois ! Ils ont acquis la philosophie des vieilles troupes. Au surplus ce qui arrive ici ne les concerne plus directement. Une défaite de plus ou de moins...

« Que se passe-t-il, depuis hier ? Je ne sais plus rien ! Paris ? Est-ce qu’on évacue ? - Pas que je sache. Rien de nouveau.- Les Allemands ? - Ils avancent toujours. - Où est le front ? - On ne sait plus. Reynaud doit parler à la radio. – Aha ? Quand ça ? - Bientôt. Cela devait être, à trois heures ; on vient d’annoncer que ce ne serait qu’à cinq... »

Elle me regarde d’un air perplexe. Elle a des traits fins et las, des yeux qui sourient avec tristesse, une expression de douceur et de bonté que semble submerger le chagrin. Elle voudrait dire quelque chose et ne sait si elle peut se le permettre. Elle cherche à deviner quel homme je suis. Je dois avoir un air singulier, roulant sans relâche depuis vingt et une heures, et dans une telle tension ; Elle se décide et, se penchant vers moi : « Je crois que je peux parler... Un collègue de mon père un haut fonctionnaire du Ministère des Postes, vient d’arriver... il nous a dit que Reynaud doit annoncer la demande d’armistice... la capitulation ! »

Elle a achevé à voix basse et me considère, effrayée. Ce mot m’atteint comme une balle. Je lève la tête brusquement, une boule remonte dans ma gorge : « La capitulation ?,... Ce n’est pas possible !... Quelle honte ! Ah ! Les misérables ! Les misérables ! » Et tout d’un coup le visage que j’avais devant les yeux se brouille, disparaît, des larmes acides jaillissent, irrépressibles, me brûlent les paupières et les joues, des sanglots me secouent.

« Excusez-moi !... Ne me regardez pas... »

Je me suis détourné. J’essaye de me dissimuler aussi aux-yeux des troupiers belges qui commencent à regarder dans ma direction avec inquiétude. Mais c’est plus fort que moi. Quelque chose s’est rompu dans ma poitrine. Je sors vivement de la salle, mordant mon mouchoir sale et affectant une quinte de toux. Appuyé contre un poteau, dans le jardinet du bistro, je peux laisser libre cours à l’explosion de douleur et de haine qui me bouleverse. Les misérables ! Ils ont livré la patrie, après l’avoir ouverte jusqu’au cœur. L’ont-ils assez attendu, cherché, demandé, l’appui de l’étranger dans leur lutte contre notre peuple !

Une main se pose doucement sur mon épaule. La jeune femme est à mes côtés. Elle pleure, les yeux ouverts et fixés sur moi. « N’est-ce pas que c’est une honte ?... Capituler !... Ce qu’ils ont fait de la France !.. »

Je parviens à me dominer. Nous rentrons dans la salle -au moment où un sous-officier vient en courant faire le rappel des Belges qui doivent monter vers la gare et embarquer dans un train. Ils partent dans une joyeuse bousculade et nous saluent avec leur bonne grosse cordialité.

La jeune femme me donne le nom de son père, je lui écris le mien sur un bout de-papier. Elle le contemple quelque temps et me dit enfin : « Je vous connais bien... Vous êtes l’écrivain ?... : Oh, j’ai lu souvent des choses de vous, dans Gringoire et dans Candide ! »

Je sais que ces deux feuilles fascistes ne m’ont jamais nommé que pour me couvrir d’injures. Mais elle est bien persuadée de ce qu’elle avance. D’ailleurs elle n’y voit pas malice. Elle nage dans l’infantilisme politique le plus touchant. Le plus effarant. Je soupire et n’entreprends pas de la détromper.

Elle s’est absentée et revient au bout de quelques minutes : « J’ai arrêté là-bas une voiture militaire, elle ne va pas à Paris, mais peut vous en rapprocher. « Je remercie chaudement la brave, la douce, l’innocente enfant avec qui je viens de partager, au hasard de l’existence, un des instants les plus atroces de ma vie. Et me voici, roulant à bonne allure en compagnie de deux sous-officiers d’artillerie.

Deux réservistes. Solides. Sympathiques. Ils vont au camp de N... Nous causons. L’un d’eux est professeur de culture physique, sa femme tient un Institut de beauté, ils venaient d’ouvrir un établissement à Deauville, deux cent mille francs de dépenses, ils sont ruinés.

« Naturellement, on recommencera. Mais c’est le coup dur. Quelle dégringolade ! Qui aurait prévu ça ? Tout ça vient de ce que le peuple français n’a rien à quoi s’accrocher. S’il avait un roi, comme les Anglais... Regardez comme ils s’y cramponnent, les Anglais ! La solidité que ça leur donne ! Ça nous a manqué. »

Je lui réponds : « Un roi ? Croyez-vous ? Eh bien, regardez les Belges. Ils en avaient un. Pour ce que ça leur a servi ! »

Cet argument, si élémentaire pourtant, le déferre. Du reste il ne semble pas tenir beaucoup à son idée. Sans doute la lui a-t-on servie, il l’a trouvée brillante, commode, il l’a adoptée. Son compagnon se moque gentiment de lui. La brutalité de la catastrophe les laisse déconcertés. Ils ne comprennent pas comment la chose a pu se produire et, fidèles à une habitude française, ils se taisent sur leurs véritables pensées, préférant dire n’importe quoi, pour meubler la conversation. Ils sont braves gens et droits. Ils parlent surtout de ce qui s’offre maintenant, à chacun de nous, comme perspectives d’avenir. Recommencer. C’est le mot qui revient dans leurs propos. Le mot de la fourmi obstinée.

Ils me déposent à proximité de la grande route, et me voici de nouveau, remontant à pied, dans la touffeur de juin, le flot épais, le flot mortel qui, depuis des jours, s’écoule, entraînant avec soi le sang, la substance même de la France. De nouveau je suis terrifié de voir filer à toute allure vers le midi, agents de police, cheminots, et surtout des pompiers avec leurs pompes automobiles, rouges, portant les noms des localités les plus diverses de la région parisienne. Impression d’abandon ; tout lâche, tout craque. L’appareil d’État tout entier a cédé... Je marche longtemps. Un bruit qui se rapproche derrière moi me fait tourner la tête.

Difficilement, une voiture noire, étroite et haute, s’avance vers Paris, la seule que j’aie vue depuis hier. Je fais signe, elle vient ralentir près de moi. C’est un corbillard !

Le chauffeur ouvre la porte de son siège élevé et me fait place entre lui et un jeune garçon. Ce sera donc dans une voiture des morts que j’arriverai à Paris ! Après un silence, le chauffeur prend la parole :

« Vous êtes un original, vous ; vous cherchez à vous distinguer ; vous rentrez à Paris quand tout le monde en sort ? ».

Je lui résume mon aventure et lui demande des nouvelles des événements.

« Les événements ? Ils ne sont pas difficiles à comprendre. Pas difficiles du tout. Les élections de 36, les lois sociales, la poussée du peuple, tout ça, ça inquiétait trop de gens, mon brave. Alors voyez-vous, fallait que ça change, n’est-ce pas ? Fallait que chacun soit remis à sa place. Et comme ces messieurs ne pouvaient pas s’en charger tout seuls, ou comme ils n’osaient, pas, ils ont demandé de l’aide. Et voilà, mon brave ! Pas plus malin que ça. Vous avez l’explication de la chose en trois mots. Si vous n’avez pas encore compris, je ne sais pas ce qu’il vous faudra pour vous ouvrir la jugeotte. »

Je lui fais entendre que nous pensons de même. Il réfléchit quelque temps en faisant rouler sa cigarette entre ses lèvres avec un tic de la bouche, et reprend, de sa voix calme et mordante, comme si je n’avais rien dit :

« Seulement... il pourrait bien y avoir de la surprise, pour ces messieurs. Une fameuse surprise, pour beaucoup. Parce qu’il y a trop de gens.de qui les yeux se sont ouverts, maintenant. On les leur refermera plus. »

Je lui demande ce qu’il compte faire et s’il quittera Paris : « Quitter Paris ? Vous n’y pensez pas ! Pour aller où ? Non merci ! Je suis parisien, moi, j’ai pas à aller traîner sur les routes. Et c’est ici que ça va se passer maintenant. C’est ici que va se faire le boulot. »

Je comprends à merveille de quel boulot il parle. Les propos de ce croque-mort sont chargés de toute la vie qui manquait aux paroles que j’entends depuis hier. C’est la voix du peuple de France qui m’arrive par eux. Quelle plus belle salutation ma ville natale, mon Paris, pouvaient-ils m’adresser pour m’accueillir !

La Porte d’Italie. Il freine : « Vous voilà arrivé. Content d’avoir pu-vous rendre service. Espérons que vous trouverez votre dame et votre demoiselle. » Je lui dis : « Au revoir, camarade, et bonne chance. » II me tend la main, me regarde du coin de l’œil, j’y surprends l’affreux mélange de désespoir et de résolution que je rencontre dans les yeux de mes compatriotes, tous ces-jours-ci : « Au revoir », murmure-t-il, « bonne chance pareillement. » Et il s’en va, en esquissant de la main un geste.

Il est cinq heures. J’ai douze heures de retard sur l’horaire prévu. Je me hâte vers la bouche du métro. Une troupe kaki occupe le large terre-plein du boulevard. Les hommes, poussiéreux et fatigués, ont formé les faisceaux, beaucoup, d’entre eux dorment déjà couchés sur l’asphalte, la tête sur leur sac. Un groupe, debout, cause au milieu de la foule pâle et angoissée qui se pressé autour de lui. Ce sont des soldats et des sous-officiers, des jeunes gens ; malgré leur fatigue, ils ont l’allure décidée, le regard ardent, presque fiévreux :

« Qu’est-ce que vous craignez ? » dit l’un d’eux, approuvé par ses camarades. « On va prendre position dans le bois de Vincennes. On arrive de la Marne. Il y a eu des coups durs ; mais, vous pouvez regarder le bataillon, il est en ordre parfait. Le moral est excellent. Dès qu’on aura pu souffler un peu et dormir ; vous verrez ! Qu’on nous donne seulement des munitions et de l’aviation, je vous garantis qu’ils ne passeront pas. Ils n’ont jamais passé où on leur résistait. Écoutez pas ce qu’on raconte ; il n’y a rien de perdu ; on défend Paris ; on vient vous défendre, les gars ; on prend position dans le Bois de Vincennes ; il arrive des troupes de partout ; toute une armée... »

Pendant que je m’éloigne vers le métro, les voix chaudes et claires de ces jeunes gradés m’accompagnent, rejoignant dans mon esprit les paroles du croque-mort de tout à l’heure. France vivante, France rebondissante, France de Jeanne d’Arc et de la Révolution, tes ennemis du dedans, tes émigrés de l’intérieur ont essayé de te poignarder au profit de l’anti-France, celle de Coblence, de 1815, du 6 février 1934. Ils n’auront ni ta peau ni ton âme. Déjà, le travail de résurrection est en route.

JEAN-RICHARD BLOCH

(Europe, mai 1950, pp.5-20)