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Tolstoï et la servitude volontaire
Europe du 15 juillet 1928
Article mis en ligne le 19 septembre 2009

par Jean-Richard Bloch

TOLSTOÏ ET LA SERVITUDE VOLONTAIRE

Europe, 15 juillet 1928

« La science et l’art sont aussi nécessaires que le pain et l’eau, même plus nécessaires. [Mais leur] activité n’a de fruit que lorsqu’elle ne s’arroge aucun droit et ne se connaît que des devoirs... Son essence est le sacrifice. » TOLSTOÏ

Mon hommage à Tolstoï ne sera ni critique, ni littéraire. Je me bornerai à rendre témoignage, non pas même pour une génération, mais pour un groupe au sein d’une génération, la mienne. Je voudrais ébaucher l’image de ce que pouvaient être les préoccupations d’un groupe d’adolescents à l’aurore du XXe siècle. Le rappel des thèmes moraux sur lesquels vivait ce groupe et des mots d’ordre qu’il acceptait rendra peut-être sensibles et la différence des époques et la nature de l’action que Tolstoï a exercée sur une fraction de la jeunesse française, pendant -un moment de notre histoire.

Ce petit groupe, auquel je fais allusion, a ce privilège de n’être pas né d’un choix ni d’une décision volontaire. Il a été formé par les circonstances. A trois reprises, au lycée, au régiment, à la Sorbonne, des hasards l’ont noué, dénoué, renoué. Que ses caractéristiques soient toujours restées les mêmes lui donne le droit de venir témoigner. Il prend une valeur historique. Je peux dire qu’il a existé.

Je vois sa naissance, avant 1900, dans la cour du lycée Condorcet. Nous vivions, depuis la cinquième, da:ns l’atmosphère de l’Affaire Dreyfus : batailles rangées, défis particuliers, duels à coups de poings, yeux pochés. A la sortie des classes, les élèves royalistes et antisémites montaient en monôme vers la Place Clichy, et Albert M. haranguait le peuple d’entre les jambes de bronze du général Moncey. Disciples inconscients de Maurras, nous acceptions son mot d’ordre : Politique d’abord. Par la vertu de Jaurès, de Guesde, et, bientôt, de Péguy, nous anoblissions ce thème et le transformions en cet autre : Social d’abord.
Qu’on prenne garde à ceci qu’il n’y avait pas, alors, de contradiction apparente entre ces deux termes. Nous en étions à la période mystique de l’Affaire. La lutte politique avait de la grandeur. Elle était vraiment la lutte pour l’être ou le non-être.

La première génération radicale, formée par la Troisième République dans ses écoles et son Université, affleurait. Elle réclamait son droit à l’existence. Or elle trouvait sa route barrée par les privilégiés du XIXe siècle. Les acquéreurs de Biens nationaux, les grands propriétaires fonciers, les Maîtres de Forges, les barons de l’Empire, les émigrés, avaient trouvé, depuis longtemps, un terrain commun, celui des intérêts communs. Leurs petits-fils formaient une classe sociale, une caste solidaire, un front continu. Ce front allait des hautes charges de l’État aux hautes charges de la finance, des hauts commandements militaires aux hauts commandements industriels, des salons aux Conseils d’Administration, de la Présidence de Suez à la Présidence de la République, du Jockey-Club à l’Etat-Major général, de la Cour des Comptes au Comité des Forges. Des livres comme les Mémoires de la Duchesse de Clermont-Tonnerre, Catherine Paris, de la Princesse Bibesco, ou les Blérancourt, du Comte de Comminges, peignent à merveille ce « collectif » de la Société d’alors.

M. Pierre Mille donne également une idée juste de cette étroite solidarité nationale et sociale dans un passage de sa Détresse des Harpagon : « Jusqu’à ces derniers temps, la bourgeoisie n’abandonnait jamais les siens, ni l’Etat dont elle était pratiquement la maîtresse. Il en fut de même, sous l’ancienne monarchie, à l’égard de la petite noblesse, qui, du reste, depuis la Révolution, s’est confondue avec la bourgeoisie. Il y avait le mariage, il y avait les places, l’administration... Les Harpagon, en difficulté, devinrent sous-préfets, percepteurs, trésoriers-payeurs, magistrats. La société était faite pour eux. Se trouvaient-ils dans l’embarras, elle intervenait. »

L’offensive contre ce front continu a été l’Affaire Dreyfus. Effort de rupture gigantesque, couronné de succès. L’Etat-Major de cette nouvelle vague d’assaut se recrutait dans la petite bourgeoisie radicale et terrienne. Les premiers bénéficiaires de l’école publique, fondée par Jules Ferry, arrivaient à majorité. Les premiers boursiers des nouveaux lycées de la République commençaient à ronger leur frein. Les fils de facteurs ruraux, de médecins de campagne, de cultivateurs aisés, de boutiquiers enrichis, s’impatientaient dans les postes subalternes où l’esprit de caste les retenait. Ils sentaient leur valeur, leur force, bientôt leur nombre. Brimés, arrêtés dans leur essor vers la conquête des prébendes, ils s’aperçurent que la Révolution française avait tourné au profit d’une classe, et qu’elle était à recommencer. Leur convoitise prit de soi-même un ton idéologique. Ils confondirent les principes avec leur appétit. Ils n’y mettaient point de malice. C’est la démarche habituelle de l’esprit humain. Voyant passer l’assiette au beurre sous leur nez, ils formulèrent la mystique de leur faim.

Ce fut une belle époque et un temps héroïque. Les futurs généraux, les futurs administrateurs-délégués, les, futurs membres de l’Epatant, parlaient encore avec la rude franchise de Burrhus. Burrhus était sous- lieutenant. Il sortait de Saint-Maixent et savait qu’à moins de tout chambarder il ne dépasserait pas le grade de capitaine.

Cet Etat-Major de l’armée « bleue » manquait toutefois de troupes. Il s’adressa au Parti socialiste. Il y eut, au sein de ce Parti, des délibérations mouvementées dont l’histoire authentique n’a jamais été contée. Elle forme pourtant l’un des épisodes les plus curieux de nos annales. On sait que Guesde était contre. Cela s’appelait être anti-dreyfusard. Et Jaurès pour. Guesde, prédécesseur spirituel de Léon Blum, entendait confondre bourgeoisie affamée et bourgeoisie repue dans la même hostilité de principe. Il craignait aussi la victoire et ses suites. Pauvre Guesde ! Prévoyait-il sa présence dans un cabinet de guerre, en 1914 ? Jaurès craignait davantage les effets d’un triomphe de la réaction et du cléricalisme. Jaurès l’emporta sur Guesde après des débats qui passionnèrent l’opinion tout entière. Le prolétariat mit ses effectifs à la disposition de la petite bourgeoisie laïque et anticléricale.

Ce qu’il y eut de marchandages effectifs derrière ces hésitations n’apparut pas à la vue du gros public. Celui-ci ne distinguait que la trajectoire des idées. Il n’était frappé que par le tonnerre des coups de départ et des coups d’arrivée. Les principes seuls paraissaient en jeu, mais la vertu de ces principes était de nature à enfiévrer le monde. Tous les peuples vécurent suspendus aux alternatives de la lutte. D’être redevenus le spectacle du monde rendit aux Français le sentiment du sublime, exalta de plusieurs degrés la température des passions. La France se vit de nouveau la Grande Nation et crut comprendre qu’une fois de plus elle jouait le jeu pour le compte de l’humanité entière.

Deux campagnes électorales successives (1898 et 1902) assurèrent l’écrasement de la « réaction ». Le héros du roman de M. Pierre Mille, dont j’ai parlé, dit à ce sujet : « J’ai été abandonné en route. Cette société tutélaire que j’ai connue disparaît. De nouvelles classes sont survenues qui détiennent le pouvoir et m’ont chassé de ma place. » L’Etat-Major « bleu » parvint en effet au pouvoir, l’armée « rouge » regagna les champs, les usines. Mais elle abandonna quelques-uns de ses chefs en otages aux alliés de la veille. Waldeck-Rousseau, Combes, M. Poincaré s’installèrent ; M. Millerand, M. Briand, Viviani, quittant les rangs de la mystique, rejoignirent ceux de la politique.

Ici commence, précisément l’histoire de la décomposition du Dreyfusisme. Prédite, dès les temps du combisme, par les observateurs les plus exercés (Georges Sorel, Guesde, Péguy), cette décomposition ne devint sensible aux hommes de troupe, aux spectateurs, que dans le second lustre du siècle, lorsque ma génération atteignait sa vingtième année.

Toute notre adolescence a donc baigné dans une atmosphère épique. J’ai dit ce que nos jeunes imaginations faisaient du Politique d’abord de Maurras. Elles en faisaient, en toute candeur, un Social d’abord. Et c’est là où Tolstoï nous attendait.

Le détour peut paraître spécieux. Il est authentique. Relisons Jean Barois. joignons-y les témoignages offerts à la mémoire de Marcel Hébert par ses anciens disciples, M. Félix Sartiaux, l’abbé Houtin, M. Roger Martin du Gard lui-même, Interrogeons les fondateurs de l’Union pour la vérité, M. Paul Desjardins et ses- compagnons d’alors, M. Jacques Copeau, M. Jean Schlumberger, M. Arthur Fontaine. Tournons-nous vers les animateurs des premières Universités Populaires et leurs premiers bénéficiaires (M. Pierre Hamp, etc.). Ils reconnaîtront la place que tint le christianisme évangélique, dans cette lutte contre le catholicisme d’État.

Ce rôle est obscur ou implicite, mais il se caractérise, en tous cas, par un mot qui fut notre devise, notre raison d’être, notre signe de ralliement : Servir. Or, ce mot, qui est celui de Koundry, dans Parsifal, est celui qui domine toute la vie spirituelle de Tolstoï.
La notion de la primauté du social était alors si forte, que les deux plus parfaits dilettantes de ce temps-là, Barrés et Anatole France, obligèrent leur plume à prendre du service. (Le parti qu’ils ont choisi l’un et l’autre ne fait rien en l’occurence.) Et pourtant quels esprits, plus que les leurs, furent gratuits, inclinés à une constante vacance sentimentale et intellectuelle ? Le seul André Gide a su se rester fidèle peut- être. Et peut-être il a dû à cela d’avoir attendu jusqu’à l’après-guerre pour trouver un climat qui lui fût pleinement favorable. Il est ainsi l’un des seuls clercs qui n’aient pas « trahi ».

Aujourd’hui, la notion de vacance intellectuelle l’emporte. Au Servir, - mot d’ordre de notre enfance, - s’oppose le mot d’ordre de la jeune bourgeoisie et des artistes qui l’incarnent : - Jouir.

J’écris ce mot sans mépris, sans ironie. Il n’en comporte pas davantage que le mot de Volupté, dans le langage épicurien. Toutefois, je ne l’écris pas sans crainte. Aucun des plus brillants écrivains d’après-guerre n’admet de primauté supérieure à celle de sa fantaisie, de sa sensualité, de son esprit d’aventure intellectuelle. Le mot d’ordre est de se maintenir en état de libre jouissance.

Il faudrait sans doute excepter les jeunes écrivains catholiques. Encore la chose devrait-elle être examinée de près. Même doute à l’égard de certains écrivains qui pensent être communistes. A force de se proclamer cynique et guéri de toute sentimentalité, le communisme de ces jeunes intellectuels reflète le désespoir dont il est issu. Il ne rappelle pas l’amour profond, passionné, désintéressé, qui souleva Lénine, Trotzky, et qui fut, à sa manière, celui de notre jeune socialisme.

Dans une société en dilution, comme l’est la nôtre, l’individu cherche à opposer sa propre solidité au décor instable qui l’entoure. II faut chercher là, aujourd’hui, l’origine des préoccupations métaphysiques, des crises religieuses contemporaines.

Au contraire, dans une société lourdement assise sur ses bases, comme paraissait l’être encore celle de notre jeunesse, l’individu n’osait égaler sa faiblesse à cette masse. Comment aurait-il agi sur ces stratifications séculaires, lui, frêle et infime ? L’homme d’après-guerre surévalue l’importance de sa personnalité. Nous la sous-évaluions. Il est philosophe, nous étions historiens. Même en attaquant le monde social, notre critique avouait, justifiait sa résistance. Le matérialisme historique de Karl Marx achevait de nous y encourager. (Pour le dire en passant, il faut faire la part de cette timidité et de cette humilité dans l’illusion d’impuissance que nous eûmes, en 1914, quand, devant nos yeux, la masse sociale se mit en mouvement. Presque seuls, deux hommes échappèrent à cet excès de soumission : Romain Rolland, parce que, beaucoup plus profondément tolstoïen que nous, il avait retrouvé, sur l’autre rive de la servitude, l’autonomie désespérée de la conscience religieuse ; et Lénine qui, à force de vitalité, à force de liberté intellectuelle, fit éclater les cadres d’école, et la rigueur logique du matérialisme historique).

Aujourd’hui, le petit groupe des disciples d’Alain et le groupe de ceux qui, sans être ses disciples, ont été touchés par sa pensée, sont peut-être, à leur tour, les seuls, à donner le spectacle d’une jeunesse soucieuse d’un impératif humain, et non pas seulement métaphysique. Je suis tenté de remplacer le mot impératif par un autre et d’écrire : « en quête d’un service ». Pourquoi même, remontant au delà d’Alain, ne le remplacerai-je pas par un troisième mot, celui de servitude ? Ainsi la liaison serait établie, et ouvertement marquée, entre les Libres Propos, Servitude et Grandeur militaires, et la Servitude Volontaire. La jonction d’Alain, de Vigny, de la Boëtie et de Montaigne me semble représenter quelque chose de plus qu’une rencontre séduisante pour l’esprit, amusante pour la plume ; elle nous aide à dessiner trois des arches de ce grand pont spirituel qui enjambe les instants classiques de l’histoire, les périodes de tout repos, et dont les piles appuient sur ces terres mouvantes et ces siècles d’angoisse, si favorables aux explorations de l’esprit critique, si propices aux efforts de la découverte spirituelle.

Alain n’est pas communiste et n’a jamais été socialiste. Il n’est pas lutte de classes. Alain se dit radical. Il prétend que, pendant de longues années encore, ce mot et cette attitude suffiront à tirer des principes de la Révolution française des conséquences vivantes. Son radicalisme est d’essence jacobine. Il a ses racines en Rousseau, c’est-à-dire dans une forme de l’esprit chrétien.

Ce radicalisme transcendental, contient donc un peu de cet appétit chrétien de servir qui nous tourmentait en 1900. Seulement, aujourd’hui, les esprits fécondés par Alain ou qui se sont fécondés en réaction contre lui, ne forment encore que de petites églises, A l’époque dont je parle, la plus grande partie de la jeunesse pensante était enivrée de cet apostolat.
Ceux-là mêmes d’entre nos contemporains qui devaient, plus tard, fournir la plus sèche carrière académique, politique ou mondaine, se croyaient socialistes, - tout comme leurs cadets se croient aujourd’hui thomistes. Mais, pour nous autres, la chose était autrement sérieuse.

Ce qui domine, dans les souvenirs de ma jeunesse, ce sont d’interminables discussions de morale et d’esthétique. Le problème de Dieu, je dois le confesser, avait été réglé dès la seconde. Je ne crois pas avoir eu l’occasion de l’aborder ensuite avec un seul de mes nombreux camarades de lycée, de régiment, d’Université. Seul, Huysmans, avec En Route, m’a troublé un instant, parce qu’il troublait un de mes meilleurs amis. C’est assez dire de quelle nuance sentimentale était cette religiosité. Elle valait celle de Parsifal, dont la découverte, vers les mêmes années, nous plongeait dans la perplexité. Nos thomistes d’aujourd’hui ne manqueront pas d’en sourire.

Or, à la base de toutes nos discussions, un nom, une pensée, une influence se retrouvent sans cesse, ceux de Tolstoï. Vous vous doutez bien que sa parole sans ménagements bousculait nos délicatesses d’adolescents occidentaux. Je ne pense pas tant au misogyne de la Sonate à Kreutzer qu’au théoricien brutal de Qu’est-ce que l’Art ? Que le plus grand artiste de notre époque pût parler de la musique, de Wagner, de la poésie, du théâtre, avec cette rude grossièreté, cela nous rendait pensifs. Mais, bien plus que ses contes moraux ou ses tracts esthétiques, c’étaient Anna Karénine, Ivan Ilitch, La Puissance des Ténèbres, Résurrection qui nous apportaient la substance de sa doctrine. L’homme complétait son enseignement par son attitude agressive vis-à-vis de l’alliance franco-russe et par son refus d’accepter la guerre russo-japonaise.

Cette influence, nous ne la recueillions pas seulement dans son œuvre. Toute la littérature de ces années-là la charriait jusqu’à nous, et, par-dessus tout, Jean-Christophe.

Entre les multiples raisons qui attachèrent à cette œuvre les adolescents de cette époque, j’en veux retenir une, aujourd’hui. Dans le héros Jean-Christophe luttent les deux éléments qui nous tourmentaient et ont éternellement tourmenté le monde : le développement sauvage du génie, - et la fidélité servile du génie à l’humanité. D’une part, révoltes farouches, refus de plier, crises explosives de liberté, - de l’autre, croissant avec la puissance de l’artiste, le sentiment de sa dette et son adhérence au milieu. Jean-Christophe est profondément imprégné de la pensée tolstoïenne. Il a contribué, avec Péguy, avec Jaurès, avec la mystique des années dreyfusiennes, à maçonner autour de nous une forteresse d’obligations humaines et de devoirs moraux.

Je me souviendrai toujours de certaine soirée de printemps, à la terrasse d’un petit café de la place Saint-Michel. C’était à l’époque de notre licence. Le printemps blondissait le crépuscule et donnait des colorations pathétiques au spectacle dissolvant qui nous entourait. Il y avait, autour de nous, des reflets de trottoirs voluptueux, la coulée trop tendre de la Seine, les lumières violentes des bars, cette humanité du Quartier Latin, toujours à demi vagabonde et à demi insurgée. Les filles étaient nombreuses, point toutes laides, et nous avions dix-neuf ans. Nous avons longuement discuté, ce soir-là. Une obsession, due sans doute à notre âge ramenait sans cesse l’entretien au même sujet, dont la jeunesse d’après- guerre sera peut-être surprise et égayée, car il s’agissait des prostituées, de leur éminente dignité, et du respect qui leur était dû. Nous avons fait ce jour-là, je m’en souviens, le serment de les honorer. Résurrection venait de paraître. La bourgeoisie en riait, mais en était obsédée. Plusieurs d’entre ceux qui formaient notre groupe sont morts, et sont demeurés jusqu’au bout, fidèles à leur serment.

Je veux noter un autre souvenir, sans plus de commentaires. Le 20 août 1914, mon régiment reçut le baptême du feu et laissa le quart de son effectif sur le terrain. Nous étions, dans ce régiment, cinq professeurs au même lycée, et quantité d’hommes cultivés. Je me rappelle que, le soir, toutes les compagnies s’étant mêlées dans la retraite, un petit groupe de ces « intellectuels » se retrouva, par hasard, dans un hameau que nous mîmes en état de défense. Et tout en travaillant, en veillant, une grande image s’imposait irrésistiblement à nous tous, qui venions, quelques heures plus tôt, de connaître notre destin : l’image de Guerre et Paix, celle du Prince André, celle du champ de bataille d’Austerlitz. Je trouve remarquable qu’aucun autre legs de notre culture ne fut jugé capable par nous, ce soir-là, de s’égaler à l’épreuve d’où nous sortions et de nous proposer une loi pour le lendemain.

Oui, servir a bien été le mot d’ordre de notre jeunesse. Jaurès, Romain Rolland, Péguy nous l’ont traduit en français, mais la parole initiale avait été prononcée par Tolstoï. Initiale ? Non, puisqu’il l’avait lui-même, dès 1846, puisée dans Rousseau. Qu’importe d’ailleurs qu’il l’eût traduite, au préalable, du français en russe ? Il lui a donné sa forme moderne. Son génie est d’avoir su faire, des Confessions et de l’Emile, une nourriture directement assimilable pour nous.

Notre idéal a donc été une « servitude volontaire ». Le plus grave de la chose, le plus inquiétant, le plus humiliant, est que la leçon de ces trois grands outlaws, — La Boëtie, Rousseau, Tolstoï (nous devions y ajouter Whitman plus tard) - ait contribué à faire de nous, en 1914, des sujets consentants. L’esprit humain a de ces ruses diaboliques.

JEAN-RICHARD BLOCH.

(Europe, 15 juillet 1928, pages 521-532)


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