Marianne, 8 février 1933
Marianne, 8 février 1933
L’Etonnant Scherzo, en ut dièse mineur, de Chopin, avec ses cascades diaphanes, ses draperies d’eaux, ses douceurs et ses menaces, ses douleurs et ses apaisements, est joué par M. Jacques Dupont (“Pathé”) d’une façon qu’on voudrait plus marquée. Le dialogue entre la voix terrestre et la voix liquide, que j’entends à tout moment à travers cette page célèbre, n’est pas mis en lumière d’une façon évidente. Déjà naguère, un enregistrement du même Scherzo, par M. Mich. Levitski,- par ailleurs poétique et plein de qualités, — chez “Gramophone” souffrait du méme défaut.. Les pianistes sont attirés par l’éclat de ces guirlandes où ils voient trop aisement de la pianistique pure. Sentent-ils assez le drame musical et humain qui s’y cache ? Que ne méditent-ils sur les pages rudes et légitimement exigeantes, qu’André Gide a consacrées, dans la Revue Musicale, à la musique de piano de Chopin.
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Un certain soir d’octobre dernier, les programmes de T. S. F. nous annnonçaient, pour la même heure, le concerto N° 3, op. 26, pour piano et orchestre, de Serge Prokofiev à Copenhague et à Stokholm (à moins que ce ne fût Oslo). Je me suis mis à l’écoute. C’était une nuit d’ondes déchaînées. Je ne saurai jamais si ce que j’ai entendu a été Oslo, Stockholm ou Copenhague. J’ai peiné pendant une heure, pour me faufiler derrière Daventry, la Tour, Radio-Paris, Varsovie, toutes les grosses voix. Je n’ai attrapé que des bribes d’échos lacérés. Le résultat a été un grand désir insatisfait. Tournant mes manettes, un autre soir, je tombe à l’improviste sur quelque chose de très beau, de très puissant, qui s’impose tout d’un coup. Au premier arrêt, je saute sur mon programme : Serge Prokofiev lui-même jouait son Concerto N• 3, à Londres-Régional. Mais bientôt Stuttgart-Mühlacken, impitoyable...
Aussi, grande a été ma joie en trouvant, dans un envoi de Gramophone, les trois disques de ce même Concerto. Je viens de me les rejouer, une fois de plus. Eh bien, voici : premier contact, étonnant. On a l’impression foudroyante que ce gaillard-là va vous avoir au knock-out. Et puis les minutes se passent... J’allais dire des rounds. On encaisse de mieux en mieux. Vers la mi-temps, il ne peut plus espérer vous avoir qu’aux points. Et quand tout est fini, match nul.
Comme toujours, avec Serge Prokofiev. A chaque rencontre nouvelle, je me sens porté d’abord vers lui, d’une façon irrésistible. par son dynamisme violent, sa santé, sa fertilité, son imprudence. Mais bientôt je me refroidis devant ce jaillissement d’inventions dont beaucoup ont du mérite, quelquefois de la beauté, dont aucune n’est explorée à fond. Et puis je lui en veux de ne reculer devant rien pour m’avoir. Il déchaîne les masses de l’orchestre à tout propos, il utilise à l’extrême les ampifications oratoires qui n’ont d’autre fin que de satisfaire à un besoin et un plaisir presque sauvages (et par là, il faut le dire, sympathiques) du volume sonore tout brut, du bruit en soi.
Au demeurant ce Concerto reste une oeuvre importante, par endroits remarquable, toujours infiniment intéressante, jeune,. hardie, vivante. Et quelle beauté d’enregistrement ! C’est ,du gravé en pleine pâte. Le London Symphonic Orchestra est mis sous la direction de M. Coppola, et le compositeur lui-même est au piano. L’audition. par sa seule perfertion, vous se-ra un plaisir.
JEAN RICHARD BLOCH