Marianne, 23 Novembre 1932
Marianne, 23 Novembre 1932
1812 ou la campagne de Russie à l’envers — je ne vois pas de meilleur sous-titre pour le célèbre morceau de Tchaïkovsky. Une page d’histoire par la musique. Stokowski l’a compris : sous sa baguette magique, l’Orchestre symphonique de Philadelphie nous décrit cette année tragique avec une éloquence, une vigueur, un coloris, un pathétique extraordinaires (« Gramophone »).
Supposez qu’un Russe du siècle dernier entreprenne de nous conter cette affreuse aventure. Au début, vous entendez les voix joyeuses du village et de la ville. Les moujiks dansent (dans la littérature et la musique russes d’il y a cent ans, le bon moujik passait sa vie à danser et à chanter), les barines donnent des bals : la cour s’amuse. Tout à coup, des rumeurs sinistres à l’horizon. Le tocsin !... A cheval, cosaque ! A cheval, le chevau-léger de Tzarskoïé-Solé ! La fiancée pleure...Au loin, quel est ce bruit ? La Marseillaise !...L’hymne français et révolutionnaire grossit, approche. L’envahisseur parait. Le cosaque court au combat, mais il ne laisse pas de chanter. Bataille. Le Russe est battu. La Marseillaise éclate, toute proche. Elle emplit les airs. Le chant ennemi écrase la plaine russe, et la Russie gémit sourdement.
Moscou brûle...le général Hiver fait son apparition. Le cosaque chante et charge. Les Français se retirent. La retraite se change en désastre. Le cosaque chante de plus belle. La Bérézina...quel est cet air plaintif qui s’affaiblit à l’horizon ? La Marseillaise encore ! Mais une Marseillaise en loques, semblable aux haillons d’un drapeau troué par la mitraille.
Elle expire au loin, elle s’évanouit comme un sanglot. Le village se réveille, les cloches sonnent, le moujik danse, la barine donne un bal...Et soudain, irrésistible, soutenu par toutes les voix de la terre russe, éclate un cour fervent, l’hymne de reconnaissance et d’idolâtrie au tzar vainqueur, ce même bojé tsara krani, d’une si poignante tristesse liturgique, que nous entendions si souvent jouer par les musiques militaires françaises, de 1894 à 1917...
La symphonie se termine sur cette apothéose puissante et lugubre. La « musique à programme »n’a pas souvent inspiré d’œuvre de cette qualité. Ce jour-là, Tchaïkovsky a eu du génie. Et, comme je le répète, Stokowski n’est pas inégal au maître qu’il avait à servir.
Ne manquez pas d’adjoindre, à ces deux disques magnifiques, dans le casier de votre discothèque réservé à la musique russe, une très bonne édition de « La marche slave », du même Tchaïkowsky (Gramophone), jouée par le London Symphony Orchestra. Encore une fois, servi par les thèmes populaires de son pays, le compositeur a écrit un page profonde, émouvante. Mais combien plus émouvante encore pour ceux d’entre nous qui ont eu la chance de la voir danser par Isadora Duncan.
Ne quittons pas la Russie sans une référence à Moussorgsky. Celui-là n’a pas eu besoin d’occasions et de circonstances heureuses pour sentir son génie. Celui-là est toujours grand, presque toujours égal à lui-même. Aujourd’hui, un excellent disque nous donne lieu de mentionner « La nuit sur le mont chauve ». « Gramophone », dont les catalogues se sont surpassés, ces trois derniers mois et semblent narguer la crise, nous en présente une édition nouvelle en tous points recommandable (London Symphony Orchestra)
La même maison a fait enregistrer, par Chaliapine, « Danse et Chant de la mort », du « Trépak »,un air d’une puissance et d’une sauvagerie incomparables, que traversent des inflexions à l fois débonnaires, tendres et sarcastiques, par lesquels « Moussorgsky »savait humanise la majesté native de sa mélodie, avec une science et une perfection qu’on ne peut comparer à nulle autre sinon à celle de Shakespeare.
On est souvent embarrassé pour faire un choix parmi les disques nombreux que Chaliapine a enregistrés. Je signale celui-ci sans une hésitation. Il est de premier ordre. Au dos, un air du Carnaval Russe, de Sieroff : « Le pouvoir hostile » qui ne le cède en rien à son compagnon d’attelage. Ces deux faces, si diverses, forment ensemble une des expressions les plus accomplies du grand chanteur.
Les amateurs dont les préférences vont à l’aspect câlin, au côté sirène du talent de Chaliapine, seront servis à souhait par un autre disque, plus récent, où ils trouveront, sur une face, « Le chant d’amour » de Rubinstein, et sur l’autre une « Elégie » de Massenet (« Gramophone »). Massenet (dont Willy disait : « Il répète sans cesse en parlant de Mozart « c’est le maître », lui, il est la sous-maîtresse) eût été bien surpris d’une interprétation aussi mâle.