Marianne, 16 Novembre1932
Marianne, 16 Novembre1932
Voici l’un des évènements capitaux de l’enregistrement phonographique : « la création du monde » de Darius Milhaud (deux disques « Columbia »).Nous attendions avec impatience de posséder cet ouvrage, de pouvoir nous le jouer à loisir et l’étudier. L’évènement dépasse notre attente.
Je suis de ceux qui ont, pour le talent de M. Darius Milhaud, l’admiration la plus vive, mais aussi la plus exigeante. Je souffre difficilement de voir cette voix puissante et prophétique s’attarder volontiers---sous les influences d’époque et de milieu que l’on sait---à des jeux mignards et mondains pour lesquels je ne la crois pas faite, et où je la trouve gênée, diminuée
L’homme qui a écrit les « choéphores », le quatuor, tant d’autres ouvrages de première. importance, se doit de se connaître. Il y a deux Milhaud en Milhaud. Celui du « Bœuf sur le toit », de certaines parties de « Maximilien », et celui de l’ « Orestie », de « La création du monde », de « Christophe Colomb ». A mon sens ce dernier est le vrai, est le bon, celui qui va de pair avec le génie épique de Claudel, et n’est pas inégal au géni cosmique dEschyle. Trouvez la preuve de ce que ‘avance, en reprenant les deux disques prodigieux que « Columbia » a consacrés, il y a deux ans, à la partition de l’ « Orestie », et où la voix de Mme Claire Croiza donne un accent inoubliable, sacral, aux lugubres plaintes de Cassandre. Si jamais accents humains parurent inspirés par des Dieux inexorables, ce sont bien eux ! Les Dieux inexorables ont eu, ce jour là, quatre interprètes dignes d’eux et dignes les uns des autres : Eschyle, Claudel, Milhaud, Croiza.
« La Création du Monde », musique écrite en 1923, pour un ballet nègre, appartient au meilleur Darius Milhaud. L’argument imprimé dans le programme de l’éditeur nous parle d’une sorte de « Genèse Noire ». Milhaud nous introduit au cœur de la création primitive. Il évoque le poème de la Naissance du Monde tel qu’un cerveau de sauvage peut l’imaginer. Il reste, en Darius Milhaud, comme en tout créateur, beaucoup de l’homme originel. Ces racines vivaces lui ont permis de tenir cette gageure et de la réussir.
Toutefois, le plus étonnant de la chose n’est pas là-dedans. Je ous invite à emporter votre phonographe dans votre maison de campagne. Attendez une nuit de lune et de brouillard, où la hulotte pousse son cri de mort. Pendant que l’eau de la bouilloire grondera et gémira devant le feu de bûches, posez successivement sur votre appareil (avec des aiguilles sour....... de préférence), les disques suivants : le Chant de l’Epée et la scène de Sigmund et Brunhilde, de la « walkyrie » : le Chant de la forge et la scène d’Erda et de Wotan, de « Siegfried », la Marche Funèbre, du « Crépuscule des Dieux », tus ces disques wagnériens, choisis dans la belle suite dirigée par Von Hoesslin et que Pathé a imprimé il y a trois ans ;l’Incantation du Feu, de « Siegfried »(dans l’édition « Columbia ») ; le Sacre du printemps, de Stravinsky (« Columbia »), enfin la « Création du Monde » de Milhaud.
Je vous garantis une « Descente au enfers », soignée. Descente ou remontée, comme vous l’entendrez. En tout cas « réveil, des monstres primitifs » !
Car vous aurez rassemblé, là, un choix d’incantations prophétiques à rebours :-je veux dire qu’elles représentent autant d’essais entrepris pour remonter aux sources des croyances natives
Et fondamentales de l’humanité.
Elles expriment autant d’efforts pour atteindre à l’unité secrète du monde et à celle du musicien-et pour conjuguer, dans une synthèse satisfaisante, le tam-tam du Centre Africain, le saxophone plaintif de la Louisiane, le chant désespéré de la steppe, avec la polyphonie contemporaine la plus intellectuelle et raffinée.
En ressuscitant les conjurations du malheureux primitif, qui essayait de percer les ténèbres chargeant la surface d’un monde saturé de magie, Gluck, Wagner, Strawinsky et Milhaud ont entrepris, successivement, la même descente vers les origines, vers le rituel, vers le sacral. Ils ont prouvé là, tous les quatre, la permanence en eux de quelque grand aïeul des premiers âges, sorcier et magicien sur le limon humide des origines.
Mais vous serez surpris de constater que dans cette « technique de l’enchantement sacral », Milhaud se rapproche à la fois de Strawinsky et de Gluck. En son orchestre se fondent, avec un ar et un bonheur incroyables, le jazz américain (le pur jazz, non adultéré, celui de 1915 !), le tam-tam africain, la polyphonie strawinskienne et la lus tendre mélodie gluckiste. Réussite émouvante, dont seul, un grand musicien, et peut-être un grand musicien français, étai susceptible.
Nous attendons maintenant, avec impatience, de « Columbia », une édition du « Christophe Colomb », de Claudel et de Milhaud.
Jean Richard Bloch