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Le Manteau d’Arlequin
Europe du 15 novembre 1933

L’Europe est morcelée en régimes politiques contradictoires. L’idéal démocratique n’est pas partagé par tous les peuples. J.-R. Bloch prend la défense de Victor Serge.

Article mis en ligne le 19 septembre 2009

par Jean-Richard Bloch

LE MANTEAU D’ARLEQUIN

Europe, 15 novembre 1933

« Mais qu’est-ce enfin qui se passe ? Comprenez-vous quelque chose aux événements ? C’est un gâchis universel. Et comment tout cela finira-t-il ? »

Tels sont, en bref, les propos que l’on entend de toutes parts. L’on ne rencontre personne qui ne jette sur vous des regards anxieux. Il émane de chacun une interrogation. Chacun espère trouver dans le voisin l’homme renseigné qui l’aidera à débrouiller l’écheveau.

Voulez-vous être assuré de produire un certain effet ? Répondez : « Ce qui se passe dans le monde est la simplicité même. Les événements actuels sont d’une clarté limpide. »

Le plus fort, c’est que cela est vrai. Et je vous livre les quelques réflexions par lesquelles vous justifierez votre exorde.

Jusqu’à la Révolution française, le prototype de tout bon gouvernement européen était le despotisme magnifique des Bourbons. La France fournissait le modèle, l’Europe copiait, vaille que vaille. Pendant ce temps, dans une île froide, pauvre et mal peuplée, un peuple bizarre et bourru se donnait d’autres lois. L’Europe ne prêta guère plus d’attention aux Révolutions anglaises du XVIIe siècle qu’elle n’en avait prêté jadis à la Grande Charte.

Mais quand la Révolution vint à éclater en France, et quand elle eut engendré les irrépressibles démons de la liberté et de la conquête militaire, l’Europe féodale s’aperçut avec surprise que, durant le dernier siècle, le bourgeois d’Angleterre, industrieux et puritain, était devenu un gros monsieur, de par la houille, la laine et l’acier.

Elle s’en persuada surtout quand le négociant de la Cité resta bientôt seul en mesure de financer les coalitions successives. Acharné comme le bull-dog, son emblème, le bourgeois anglais tirait, de Newcastle, de Leeds, de Sheffield et des docks de Londres, cette « cavalerie de Saint-Georges » dont la dernière charge, à Waterloo, fit mordre la poussière à l’Homme Prédestiné.

Alors Londres et Westminster occupèrent, dans le Panthéon européen, la place occupée jusque-là par Versailles et les Tuileries.

Les Français, intelligents et actifs, se mirent sans tarder à l’école de leurs vainqueurs, comme ils devaient se mettre, un demi-siècle plus tard, après une autre défaite, à l’école de l’instituteur prussien. Ils furent les premiers à s’octroyer une constitution parlementaire sur le modèle anglais.

Tout le monde suivit. Londres essaima, la Chambre des Communes fit des petits.

Après maintes vicissitudes et maintes alternatives, un jour vint où chaque capitale fut nantie de son Parlement, et chaque pays de sa charte. A la suite de Paris et de La Haye, ce fut Bruxelles, puis Turin ; plus tard Rome, Madrid, Vienne, Berlin... Il n’y eut pas jusqu’aux États balkaniques qui ne voulussent se procurer le jouet en vogue. Seule la Russie...

Et voici le XXe siècle ; le nôtre. Nouvelle guerre. Nouvelle coalition. De nouveau la cavalerie de Saint- Georges donne. Mais l’alerte est si chaude que le bourgeois de la Cité, voyant l’incendie à sa porte, est obligé d’humilier son orgueil et d’appeler à l’aide le cousin d’outre-Atlantique, tant de fois chansonné et si dédaigneusement regardé.

D’avoir vu la Grande-Bretagne, mère des nations européennes, prête à succomber, inspira quelque arrogance aux jeunes peuples. De la voir, après guerre, sévèrement concurrencée sur tous les terrains par ce parvenu mal dégrossi, accrut l’irrespect.

A vrai dire, hors deux ou trois pays d’Extrême Occident, - France, Suisse, Hollande, Belgique, - ces Parlements, ces constitutions, ces garanties de la liberté individuelle ne formaient qu’un stuquage, un vague revêtement ornemental appliqué sur d’antiques façades, parce qu’ainsi la mode l’avait voulu.

A y regarder de près, aucune de ces libertés n’était prise tout à fait au sérieux par les habitants du Centre-Europe. Pour eux, tout cela restait de l’importation étrangère. Rien n’avait jailli spontanément des traditions nationales. Le regard le plus rapide sur l’Europe d’avant-guerre prouvait que le Sarde, le Calabrais, l’Hellène, le Bulgare, le Monténégrin ou le Poméranien faisaient des citoyens étonnés, plus dociles qu’enthousiastes.

En des pays encore aux trois quarts féodaux ou misérables (souvent l’un et l’autre), les élections constituaient d’étranges comédies. Neuf fois sur dix, le député, lui aussi, concevait son rôle d’une façon qui eût bien surpris les fiers M. P. britanniques [1].

Et les gouvernements étaient loin de trembler devant un corps électoral et des Assemblées dont ils étaient mieux placés que personne pour connaître les dessous et les ficelles.

La guerre avait pris fin. Pendant des années, l’état de siège avait partout suspendu les libertés. Ces libertés, si ce n’est dans les pays occidentaux que j’ai nommés, les masses populaires paraissaient peu impatientes d’en réclamer le rétablissement. Quant à l’Angleterre, elle semblait hors du jeu pour longtemps.

Alors Centraux et Orientaux s’aperçurent qu’au fond tous ces Parlements, toutes ces Constitutions, toutes ces lois électorales, ces défenses de l’individu, cette fameuse forteresse du citoyen, n’avaient aucune signification pour eux et, pour eux, ne répondaient à rien.

Dans les pays où l’on rétablit ou bien institua cet appareil démocratique, - Allemagne weimarienne, Autriche, jeunes Étals nés de la balkanisation de l’Europe, - ces Assemblées de fonctionnaires obéissants et de commis apeurés excitaient la moquerie et le dédain de l’ancien combattant. Au reste, un peu partout, les Gouvernements eurent tôt fait de les mettre dans leur poche.

Pourtant notre destin, pour longtemps encore, est de gouverner et d’être gouvernés. Les vieilles dynasties étant mises à l’écart (peut-être en réserve), il fallait bien suppléer, par un nouveau principe d’autorité, à la tradition de gouvernement ainsi brisée.

Il fallut surtout y songer quand la crise vint, avec ses misères et ses souffrances, ses millions de chômeurs grondants.

Dès 1917, la Russie des Soviets avait donné sa réponse personnelle au problème. Les premiers à l’imiter furent les Italiens, c’est-à-dire le peuple le plus analphabet d’Europe avec les Russes de l’époque impériale. Ce fut bientôt le tour des Polonais et des Hongrois.

Voici que les Allemands entrent dans la ronde et, derrière eux, les Autrichiens.

La beauté dramatique de notre époque lui vient de ce que, pour la première fois, les peuples européens semblent renoncer à être gouvernés « à la manière de... »

Ils renoncent « à la manière de Londres », comme ils ont renoncé, il y a cent ans, « à la manière de Paris ». Chacun est en quête de sa manière à lui, de celle qui sera la plus appropriée à ses habitudes et à son génie.
De tout cela résulte, à première vue, un grand désordre.

La carte de l’Europe a perdu sa menteuse uniformité d’avant-guerre. Elle présente la juxtaposition la plus surprenante de régimes variés et parfois contradictoires. Un manteau d’Arlequin.

Néanmoins nous sentons que tout cela est sain. Tout cela va dans le sens de l’avenir, et marque la fin des conventions et des faux-semblants.
Nous préférons de beaucoup ce chaos apparent l’atonie ancienne dans laquelle les peuples ennuyés acceptaient avec indifférence les incompréhensibles constitutions élaborées par des professeurs. Nous sentons qu’il y a plus d’unité véritable dans cette diversité, qu’il n’y en avait dans la grise monotonie de naguère.

Cet éveil à la vie publique de trois cent millions d’Européens forme un des spectacles les plus tragiques, mais aussi les plus toniques que le monde nous ait offerts depuis longtemps. Aucun de nous, hommes qui arrivions à la maturité au moment de la guerre, n’espérait vivre une aventure aussi majestueuse.

Certes tout n’est pas viable dans ces solutions du désespoir ou de la fortune. Bien des essais grimacent. Plus d’un ne vivra pas. Ceux-là mêmes qui ont le plus long passé n’atteignent pas dix-sept années d’âge. D’autres qui, hier, semblaient assis sur la plus forte autorité, comme le fascisme italien, sont de nouveau envahis par des poussées de fièvre, - symptôme de croissance ou bien de maladie.

II n’importe. Dans la vie, l’essentiel est la vie. L’Europe vit avec une intensité qu’elle n’avait pas connue depuis la Révolution française et, plus anciennement, la Réforme. Encore bien la Réforme n’avait-elle touché les masses populaires qu’en peu d’endroits, et devint-elle vite jeu de Princes.

Comment donc définirions-nous le spectacle que nous offrent ces années-ci ? Nous assistons à la première grande tentative populaire faite pour créer une Europe politique vivante et véridique. Rien de moins !
Mais, direz-vous, que devient la démocratie, que devient la liberté, que devient l’individu, dans ce beau raisonnement ? Il semble que vous en fassiez bon marché !

 Il faut nous résigner à admettre que cent ou deux cent millions d’Européens tiennent la démocratie, les droits et les dignités qui en découlent, pour le cadet de leurs soucis, qu’ils ne les désirent pas, qu’ils ne se les représentent même pas, que cet attirail ne joue aucun rôle dans leurs traditions politiques et dans leurs souvenirs historiques.

En dehors des Suisses, des Italiens du Nord, de quelques milliers de Rhénans, d’une partie des peuples scandinaves et d’une poignée de Tchèques, les populations de l’Europe centrale, de l’Europe méridionale et de l’Europe orientale n’ont aucune expérience de la démocratie.

S’ils ne l’ont jamais connue, c’est peut-être qu’ils ne l’ont jamais souhaitée. Qu’ont-ils vu d’elle, si ce n’est les formes larvaires et caricaturales auxquelles Kerensky a associé son nom, en Russie, et que les vainqueurs de 1918 (puritains anglo-saxons et jacobins français) ont imposées au reste de l’Europe par les traités de paix ? La démocratie et la république leur sont arrivées comme Louis XVIII revint en France : dans les fourgons des Alliés. Pour les vaincus, elles sont le symbole de leur humiliation. Quant aux peuples nouveaux, alliés de l’Entente, ils ne s’en sont pas embarrassés longtemps ; on sait ce que Polonais, Roumains et. Yougo-Slaves en ont fait.

Pendant dix siècles, les Occidentaux (Anglais, Flamands, Wallons, Néerlandais, Français, Suisses) ont payé pour la liberté civique le prix voulu. Dans tous ces pays, cette lutte pour la liberté est intimement mélangée à la tradition de chaque famille, de chaque canton, de chaque province. La liberté est rouge du sang le meilleur, versé pour sa conquête et pour sa défense. Nous chercherions en vain ce qu’elle devrait aux Hongrois, aux Baltes, aux Germains...

Cette remarque ne constitue pas, dans notre pensée, un reproche, une accusation ou le signe de quelque infériorité ethnique. Les hommes et les peuples ne sont pas tous coulés dans le même moule ; nous n’en disons pas plus.

Quant à savoir si celle différence tient à une évolution moins avancée, c’est encore là une autre question et nous sommes hors d’état de la résoudre.

Ferons-nous de la démocratie et de la liberté politique le critère de la maturité d’un peuple ? Allons-nous dire : « Ils y viendront, petit à petit, comme y sont venus les Occidentaux ? » Nous représenterons-nous la démocratie sous l’aspect d’un trophée olympique pour la conquête duquel une compétition universelle serait engagée, et où le vainqueur se verrait gratifié du précieux objet d’art sur la ligne d’arrivée ?
Nous nous en garderons bien. Ne retombons pas dans une notion simpliste du progrès appliquée à l’histoire politique. Nous ne pouvons plus imaginer ce progrès sous la forme linéaire que lui attribuait le XIXe siècle - ce siècle non pas « stupide », comme dit l’autre, mais délicieusement jeune et chargé de toutes les illusions d’un débutant.

Nous nous convaincons de plus en plus que la complexité universelle est la loi de la vie, - qu’il s’agisse du monde physique, du monde organique ou du monde social.

Il n’est pas certain du tout que l’espèce humaine ou même la race blanche tout entière, soient vouées à la démocratie et à l’individualisme politique par une sorte de prédestination. Il n’est pas certain que la liberté civique constitue le milieu vital de tous les peuples, comme elle semble avoir constitué, jusqu’ici, le milieu vital des peuples occidentaux de l’Europe.

Cette croyance est fortement enracinée chez nous. Elle engendre autant d’erreurs dans notre jugement que la croyance inverse en suscite dans les esprits de l’Autre Europe.

Un étudiant français me racontait que, parcourant à pied, cet été, les montagnes qui sont aux confins de la Pologne, de l’Allemagne et de la Slovaquie, il lui arrivait souvent de faire route avec de jeunes Allemands, Polonais, Tchèques ou Autrichiens. Ceux-ci interrogeaient curieusement le Français sur cette démocratie et cette République : « Comment ne voyez-vous pas », lui disaient-ils avec bonne foi, « que cet idéal politique est une chose périmée ? Il appartient au passé ! Il est mort avec lui ! » Et, employant le mot cher aux Allemands, ce mot par lequel se trahit à tout instant leur impatience morale et leur inquiétude sociale, ils ajoutaient : « Liberté, démocratie, république, tout cela est désormais überlebt - dépassé par la vie. »

Voilà pourquoi nous sommes enclins à la prudence quand nous voyons porter un jugement, au nom de la démocratie, sur les événements de l’Autre Europe. Par exemple, il nous est impossible de nous associer à tous ces esprits, assurément sincères et généreux, qui chez nous, partant de notre idéal français d’une démocratie socialiste, condamnent l’expérience russe. La même circonspection est notre loi devant les révolutions qui bouleversent, depuis douze ans, l’Italie et l’Europe Centrale.

Constatant que les formes démocratiques de l’État et les notions individualistes des droits de l’homme ne se sont acclimatées dans aucun de ces pays, nous nous défendons de penser qu’un jour devra luire où ces peuples seront solennellement admis à prendre place auprès de nous, dans l’aréopage des nations « grandes personnes ».

L’état d’esprit contre lequel nous nous élevons ainsi est dangereusement proche de celui qui ferait volontiers consentir certains « pacifistes » à l’idée de quelque expédition punitive destinée à « corriger » chemises noires ou chemises brunes.

Ce penchant est de guerre religieuse. Il amène vite à la pernicieuse conception d’une Sainte Alliance des démocraties contre les dictatures. Nous n’avons pas lutté contre les sanglantes rêveries antibolchéviques de Clemenceau et de Foch, pour retomber dans le même traquenard, sous le prétexte que les dictatures mussoliniennes et hitlériennes ne jouiraient pas de notre agrément.

(Pour le dire en passant, si quelques Français brûlaient de mettre l’Europe au pas de la démocratie, ils y auraient ample matière, et depuis longtemps, avec les sauvages dictatures polonaises, roumaines et yougo-slaves.)

Nous étant exprimé comme on vient de le voir, nous n’en sommes que plus à notre aise pour assurer que nous nous défendrions, le cas échéant, avec la même énergie, contre les prétentions d’une Sainte Alliance inverse, qui fonderait son principe sur l’orgueilleux mépris où les jeunes dictatures tiennent aujourd’hui les vieilles lunes d’Occident. Que cette vague « fasciste » doive venir du dehors ou qu’elle veuille prendre naissance au dedans, elle trouverait bien des gens décidés à la briser au nom même du respect que nous témoignons aux expériences politiques les plus éloignées de notre climat.

Est-ce à dire maintenant qu’an nom de ce même respect nous nous déchargeons de toute préoccupation à l’égard des violences et des iniquités, pain quotidien de ces dictatures ? Aurions-nous trouvé, dans notre libéralisme, un alibi moral pour nous permettre de passer légèrement devant tant d’injustices, de brutalités, d’oppressions, et d’en imputer la responsabilité à celle commode abstraction, - le tempérament des peuples ? Nouveau pharisien, nous contenterons-nous de faire mentalement nos réserves et, pour le reste, de nous laver les mains ?

Nous ne nous attarderons pas à invoquer la part personnelle et publique que nous avons prise à toutes les actions pour lesquelles cette participation nous fut demandée, qu’il s’agisse des prisons et des bagnes de Pologne, de Roumanie, de Yougoslavie, d’Allemagne ou d’Indo-Chine.

Notre voix ne fit pas non plus défaut lorsqu’il s’agit d’intercéder auprès du gouvernement de l’U.R.S.S. en faveur de ce révolutionnaire italien qui, après avoir tout sacrifié à la cause qu’il croyait juste, se trouva, sur le territoire même de la république soviétique, en butte aux persécutions policières pour je ne sais quelle divergence de doctrine et d’action.

J’ai hâte d’en arriver au cas de Victor Serge. Ce que je vais dire à ce sujet, je le dirai en plein accord avec mon ami Guéhenno, et en notre nom à tous deux.

Quelques lecteurs se sont étonnés qu’Europe, n’ait pas encore fait entendre sa voix dans le concert des protestations qu’ont provoquées les injustes traitements dont notre camarade a été l’objet. Je n’ai pas qualité pour prendre la parole au nom d’Europe, mais Guéhenno a exprimé le désir que les lignes qu’on va lire soient regardées comme la réponse de la revue à ces étonnements.

Je ne me rabattrai point sur les démarches que nous avons pu faire, lui et moi, chacun de notre côté, en notre nom personnel, ainsi qu’un grand nombre de nos amis, auprès de tel diplomate ou de tel dirigeant de l’U.R.S.S. Pour le dire en passant, l’ensemble de toutes ces interventions privées n’a pas laissé de produire déjà un effet, si mince soit-il, puisque la presse nous a récemment annoncé que les dures conditions qui aggravaient la déportation de Serge ont été quelque peu allégées.

Mais, comme je l’ai écrit aussitôt à un représentant officiel de l’U.R.S.S., cette faible amélioration matérielle est encore loin de satisfaire notre conscience. Nous demandons pour Serge le droit de quitter la Russie avec sa famille.

Nous ne reviendrons pas aujourd’hui sur les raisons de toute nature qui commandent cette libération et rendent chaque jour moins admissible le retard qu’y apportent les autorités soviétiques. Ces raisons ont été largement exposées par plus d’un écrivain, dans la presse et les revues. Elles ont paru si probantes, que le Congrès de la Fédération des Syndicats unitaires de l’Enseignement (je dis bien unitaires), à Reims, l’été dernier, a accueilli les représentants du Parti communiste français et de l’Internationale syndicale de Moscou par les cris répétés de « Victor Serge » et de « Rakovsky ».

Pourquoi donc avons-nous tardé jusqu’à ce jour pour joindre notre témoignage public à tous ceux qui se font entendre ?

Nous ne l’avons voulu faire qu’après nous être entourés de toutes les précautions, avoir interrogé adversaires et partisans, avoir écouté toutes les voix, et les avoir pesées.

Le silence même que la privation de toute liberté fait régner sur l’opinion, en U.R.S.S., nous rendait plus scrupuleux dans l’audience que nous pouvions accorder à des informations difficiles à contrôler.
Ce n’est pas le moindre inconvénient des régimes de police et de dictature, que cette amplification désordonnée que le secret et la contrainte font subir aux moindres rumeurs.

Aujourd’hui notre religion est faite.

Il ne m’en coûte pas d’ajouter que le ton, l’allure, et la signification donnés à leur campagne par certains partisans de Victor Serge nous a fait hésiter, pendant quelque temps, à. unir notre voix aux leurs. Il y a, dans la nature humaine, comme une rage de gâter les meilleures causes par des arguments détestables. Certains, bien mal inspirés, se sont servis du cas de notre ami pour instruire le procès tout entier de la politique stalinienne et du destin de la révolution socialiste en Russie.
Que les attaques, fussent venues des adversaires de la Révolution russe, nous n’y- aurions attaché aucune importance. Mais elles émanaient d’amis sincères ; elles alimentaient les polémiques de ceux qui prétendent que l’U.R.S.S. tourne le dos, depuis huit ans, à l’idéal révolutionnaire, ou même à un idéal humain conçu dans l’acception la plus large, et que, loin d’édifier un état conforme à nos rêves, à nos prévisions, elle fasse tout le contraire.

A la vérité, on, m’embarrasserait fort en me demandant de me prononcer sur « l’orthodoxie socialiste » du Plan Quinquennal et sur la légitimité, l’efficacité humaine, des moyens employés pour l’équipement industriel de la Russie, des Soviets.

Non plus qu’un grand nombre des censeurs acerbes dont je parle, je n’ai encore pu répondre aux invitations qui me sont venues, de me rendre en Russie. Aurais-je accompli ce voyage, comme maint autre, en touriste, que sans doute je ne me reconnaîtrais, pas davantage le droit de pérorer et de trancher.

Tout ce que, lecteur acharné et passionné, nous avons pu tirer de l’immense littérature consacrée à l’U.R.S.S., tout ce que nous avons pu puiser dans les témoignages et les conversations les plus diverses, les plus contradictoires, dans l’enquête écrite et orale la plus scrupuleuse et la plus incessante, - tout cela, lectures et entretiens, n’a eu d’autre résultat que de nous inspirer un sentiment où se mélangent à doses égales un grand respect et une grande inquiétude, une grande admiration et une grande appréhension.

Parlant de ce que nous voyons de plus près, je ne fais pas difficulté de reconnaître, une fois de plus, que la IIIe Internationale a commis des fautes nombreuses, dans ces huit dernières années, et qu’elle a engagé les Partis communistes allemand et français dans une impasse.

Mais je me défends de conclure, des erreurs commises par Moscou dans sa politique occidentale, à une condamnation générale englobant l’action du Parti communiste en Russie et la politique intérieure de l’U.R.S.S.

C’est précisément à cette condamnation que prétendaient nous entraîner quelques-uns des partisans de Victor Serge. En présence d’un clabaudage aussi indiscret, on n’est pas loin de comprendre l’attitude que Romain Rolland a cru devoir adopter.

Je pense que Romain Rolland n’a pas dit son dernier mot dans cette affaire, et qu’il viendra un jour où il surmontera l’irritation que lui inspirent les ukases de nos braves théoriciens : en chambre.

Revenons à Victor Serge. Ce n’est pas rendre service à l’U.R.S.S. que de ne pas attirer, une fois de plus, l’attention des dirigeants soviétiques sur le tort croissant qu’ils font à leur cause par une injustice aussi certaine que celle-ci. Ils ne nuisent pas seulement au prestige dont la révolution russe doit jouir à l’étranger et au crédit moral dont elle ne peut se passer. Le dommage produit est plus intime et plus pernicieux.
L’aventure de Serge n’est pas isolée. Nous ne consentons pas à oublier d’autres victimes de la police politique. Mais enfin, comme Marcel Martinet l’a dit, ceux-là ont été, pour la plupart, des militants actifs. Et si nous ne nous désintéressons pas du sort de tel d’entre eux, comme Rakovsky, dont le régime stalinien s’honorerait en reconnaissant le noble caractère et les immenses services rendus, nous insistons sur le cas particulier de Serge.

Serge est un écrivain. Il est un écrivain de langue française, un des meilleurs de notre temps, on le reconnaîtra un jour. Ses livres apportent un des témoignages les plus efficaces, les plus authentiques et les plus denses à la Révolution en Russie. En outre, Serge a renoncé, depuis des années, à donner une forme publique à son désaccord avec la politique suivie par le gouvernement soviétique actuel.

Il n’est pas certain que le soin mis par nous à entourer des précautions les plus affectueuses notre protestation et notre demande, il n’est pas certain que ce soin augmente le crédit et le poids de notre appel et contribue à le faire parvenir là où il devrait être entendu. Mais nous le devions à nous-mêmes, à Serge et à nos lecteurs.

JEAN-RICHARD BLOCH

(Europe du 15 novembre 1933, pages 415 à 425)